En 1459, Nicolas de Cues écrit un petit traité, le De Aequalitate, sorte d’introduction à un recueil de sermons ; c’est une spéculation sur la notion d’égalité absolue, non pas sur une égalité arithmétique ou géométrique, mais sur l’égalité en elle-même. A travers cette réflexion difficile et abstraite, on peut reconnaître des éléments essentiels de sa théorie de la connaissance, notamment ce thème étrange, pour nous, de la connaissance comme assimilation. Après une introduction sur un passage de saint Jean ( La vie était la lumière des hommes, I, 4), Nicolas de Cues pose une thèse fondamentale, une sorte d’axiome pour tout son opuscule : « l’altérité ne peut être une forme. » (§. 5) Entendons par là qu’elle ne peut être une qualité première de l’être, car, dit-il « altérer, c’est déformer plutôt que former » (§. 5). Pour N. de Cues, la forme est première ; c’est elle que l’on voit en premier. La matière est ce qui change, tandis que l’intellect, libre de toute matière, est identique à lui-même et voit l’identité. L’intellect voit les formes et devient forme. N. de Cues reprend exactement sa théorie du De Mente : l’assimilation est une manière, pour l’intellect, d’essayer de faire un avec son objet. Ainsi, la vue qui voit le visible devient ce qui est visible ; l’intellect qui comprend les formes devient forme ; et si la vue qui voit devient visible, elle devient visible à elle-même ; et si l’intellect qui comprend les formes devient forme, il devient compréhensible à lui-même. Pendant une vingtaine de paragraphes, Nicolas de Cues analyse différentes opérations et pratiques de l’âme (la délimitation, le dénombrement, l’ordonnancement dans le temps, l’harmonie, la grammaire, la mémorisation, la dénomination), puis il revient à son sujet central, l’égalité absolue, au §. 33 ; l’égalité est pure coïncidence avec elle-même. Cette particularité du mot « égalité » est immédiatement appliquée à Dieu (§. 34), lequel ne peut recevoir aucun nom adéquat. Le paragraphe suivant (§. 35) relie les deux notions de Dieu et d’égalité absolue : Dieu est égalité absolue et cette égalité absolue se connaît elle-même comme égalité. Le mot « égalité » est le mot le plus parfait pour désigner ce savoir de l’égalité par elle-même puisque, dans ce savoir, l’égalité est égale à elle-même ! Mais quel sera le rôle de l’égalité dans la Trinité ? L’unité divine est décrite comme une répétition de l’égalité : « l’égal de l’absolue égalité est une égalité d’égalité. Il s’ensuit alors qu’il y a une égalité qui est à la fois égalité et égalité d’égalité. » Cette égalité absolue du Fils avec le Père a été réaffirmée, contre l’arianisme, au concile de Nicée en 325. Quel est le rapport entre l’Un et l’égal ? Nicolas de Cues rappelle au §. 40 une formule de la Docte ignorance (I, 8, 23) : « aequalitas est semel sumpta unitas » ; L’égalité est l’unité prise une fois. Ce qui signifie d’abord que l’unité est avant l’égalité : Dieu le Père, l’Un, est avant le Fils, l’égal. L’égalité des personnes divines est une égalité d’être. Nicolas de Cues précise au §. 41 : « L’égalité n’arrive pas aux personnes ou n’est pas partagée par elles ; c’est ce que chaque personne est essentiellement. » Après ce sommet spéculatif, le Cusain donne des cas de participation à l’égalité ; par exemple, le repos est une égalité au sens où l’être en repos reste égal à lui-même dans le temps ; par exemple, la définition du cercle est la raison pour laquelle tous les cercles ne sont ni plus ni moins des cercles, c’est-à-dire restent égaux (identiques) à leur forme. Cette égalité-identité à la forme n’a rien à voir avec l’égalité des mesures des cercles qui est une égalité dans les rapports.
in Opuscules [contient Le Dieu caché, La recherche de Dieu, La filiation de Dieu, Le don du Père des Lumières, Conjecture sur les derniers jours, Dialogue sur la Genèse, L'égalité, Le principe], introduction, traduction et notes de H. Pasqua, Laboratoire de Recherche de l'ICR, Rennes, 2011 |