Maintenant que la doctrine de l'ignorance au sujet de
la nature du maximum absolu, a été ainsi exposée, au moyen de certains
caractères symboliques, recherchons plus amplement, grâce à cette nature
elle-même qui resplendit quelque peu pour nous dans l'ombre, les choses
qui tiennent tout ce qu'elles sont du maximum absolu lui-même. Mais comme
la conséquence vient tout entière de la cause, comme elle ne tient rien
d'elle-même, comme elle accompagne du plus près et avec le plus de
ressemblance qu'elle peut, son origine et sa raison, par laquelle elle est
ce qu'elle est, on voit qu'il est difficile d'atteindre la nature de la
contraction, car l'absolu, son modèle, est inconnu. Donc, il convient que
nous soyons doctes dans une certaine ignorance au-dessus de notre
appréhension, afin que, sans saisir la précision de la vérité telle
qu'elle est, nous soyons du moins amenés à voir qu'elle existe, elle que
nous n'avons pas la force de comprendre. C'est le but de mon travail dans
cette partie, que ta clémence le juge et l'accepte !
§ l - COROLLAIRES PRÉLIMINAIRES A L'ÉTABLISSEMENT DE L'UNITÉ
INFINIE UNIVERSELLE
II servira beaucoup à la doctrine de l'ignorance que
nous tirions, dès le début, de notre principe, des corollaires
préliminaires. En effet ils rendront faciles une infinité d'autres
semblables, qui pourront être tirés de la même façon, et ils rendront plus
clair ce que nous allons dire. Au début de notre ouvrage nous avons
considéré que, dans les excès et les excédents, on n'arrivait pas au
maximum dans l'être et le possible. Par suite nous avons montré dans les
chapitres précédents que l'égalité précise ne convient qu'à Dieu ; d'où il
suit que tout ce qu'on peut me donner, si ce n'est lui-même, comporte des
différences. Donc, un mouvement ne peut pas être égal à un autre, ni être
la mesure d'un autre (1), parce que nécessairement la mesure diffère du
mesuré.
Or, bien que ces choses te soient utiles pour une
infinité de cas, si tu te tournes vers l'astronomie, tu vois que le calcul
manque de précision, parce qu'il suppose que l'on puisse, d'après le
mouvement du soleil, mesurer le mouvement de toutes les autres planètes.
Même la disposition du ciel, pour ce qui est d'un endroit quelconque, ou
du lever et du coucher des astres, ou de l'élévation du pôle, ou de tout
ce qui a trait à ces sujets, n'est pas connaissable avec précision. Et
comme il n'y a pas deux endroits qui concordent avec précision dans le
temps ou dans l'espace, il est manifeste que les jugements astronomiques
sont, dans leur particularité, bien loin de la précision.
Si, ensuite, on applique cette règle mathématique dans
les figures géométriques, on voit que, en acte, l'égalité est impossible
et que, en figure comme en grandeur, aucune chose ne peut, avec précision,
cadrer avec une autre. Et, bien que les règles soient vraies dans leur
raison, pour décrire une figure égale à une figure donnée, en acte
cependant l'égalité est impossible dans la multiplicité des divers. De là
on comprend comment la vérité, une fois détachée des choses matérielles,
comme elle l'est dans la raison, voit l'égalité, qu'il lui est absolument
impossible de trouver dans les choses, car elle ne s'y trouve jamais sans
défaut.
En musique, de la règle ne nous vient pas la précision.
Aucune chose en effet ne concorde avec une autre en poids, en longueur ou
en épaisseur ; il n'est pas possible de trouver des proportions
harmonieuses entre les différents timbres : celui des flûtes, des cloches,
des hommes et de tous les instruments, avec une précision telle qu'il ne
puisse pas y en avoir de plus complète ; une proportion graduelle
identique n'existe pas véritablement dans les divers instruments, pas plus
que dans les différentes voix humaines ; mais dans tous une diversité est
nécessaire, due au lieu, au temps, à la complexion, etc. C'est pourquoi la
proportion précise ne se laisse voir que dans sa raison, et, dans les
choses sensibles, nous ne pouvons pas trouver une harmonie parfaitement
douée et sans défaut, car elle n'y est pas. Notons ici que l'harmonie
maxima et la plus précise est une proportion dans l'égalité ; or, homme
vivant ne peut pas l'entendre dans sa chair, parce qu'elle attirerait à
elle la raison de notre âme, qui est toute raison, comme la lumière
infinie attire toute lumière ; ainsi notre âme, délivrée des choses
sensibles, n'entendrait pas sans un vrai ravissement, avec l'oreille de
l'intelligence, l'harmonie des accords suprêmes. On peut contempler ici
des choses d'une grande douceur, d'abord au sujet de l'immortalité de
notre esprit intellectuel et rationnel, qui porte une raison
incorruptible, dans sa nature, raison grâce à laquelle il atteint de
lui-même dans la musique une image qui comporte des accords et des
discordances ; et, aussi, au sujet de la joie éternelle, dans laquelle
sont transportés les bienheureux ; une fois purifiés des choses de ce
monde. Mais c'est un autre sujet.
En outre si nous appliquons notre règle à
l'arithmétique, nous voyons que jamais deux choses ne peuvent cadrer l'une
avec l'autre, dans le nombre, parce que, par rapport à la vérité du
nombre, la composition, la complexion, la proportion, l'harmonie, les
mouvements, etc., varient à l'infini.
Aussi comprenons-nous notre ignorance, parce que nul
homme n'est comme un autre en quoi que ce soit : sens, imagination,
intelligence, ordre d'activité quelconque : talent littéraire, peinture,
art ; que, des milliers d'années durant, un homme essaie d'en imiter un
autre en quoi que ce soit, jamais il n'atteindra la précision, même si
aucune différence sensible n'est perceptible.
Même, l'art imite la nature autant qu'il peut ; mais
jamais il ne pourra y parvenir avec précision. Donc médecine, alchimie,
magie et toutes autres pratiques de transmutations manquent la précision
véritable, bien que l'une soit plus vraie en comparaison d'une autre ; par
exemple la médecine est plus vraie que les pratiques de transmutations ;
cela va de soi.
Fondons-nous encore sur le même principe, que, dans les
choses qui s'opposent, nous trouvons un excédent et un excès, comme dans
le simple et le complexe, l'abstrait et le concret, le formel et le
matériel, le corruptible et l'incorruptible, etc. Il suit qu'on n'obtient
jamais l'un des deux opposés à l'état pur, ou un objet dans lequel ils
concourent dans une égalité précise. Donc, toutes les choses sont faites
d'opposés à des degrés divers, ayant plus de celui-ci, moins de celui-là,
tirant sa nature de l'un des opposés, par la victoire de l'un sur un
autre. Aussi la connaissance des choses consiste à chercher, par la
raison, à savoir de quelle façon, dans un objet, la complexité s'unit à
une simplicité relative, dans un autre, la simplicité à la complexité,
dans celui-ci, la corruptibilité à l'incorruptibilité, l'inverse dans
celui-là, et ainsi de suite comme nous le montrerons dans notre Deconjecturis, où ce sujet sera plus abondamment traité. Mais que ces
quelques mots suffisent pour montrer le pouvoir étonnant de la docte
ignorance.
Descendant plus profondément vers mon but, je dis que
la montée vers le maximum et la descente vers le minimum simple est
impossible, afin qu'il n'y ait pas d'accès à l'infini ; comme on le voit
dans le nombre, d'après la division du continu. Alors on voit que, si l'on
donne un fini quelconque, on pourra toujours nécessairement donner un plus
grand et un plus petit, en quantité, en vertu ou en perfection et ainsi de
suite, parce qu'on ne peut pas donner, dans les choses, le maximum et le
minimum simples, et qu'il n'y a pas de processus pour aller à l'infini,
comme il vient d'être montré. En effet toute partie de l'infini est
infinie ; il y aurait donc une contradiction si l’on trouvait du plus et
du moins là où l'on peut parvenir à l'infini ; le plus et le moins, de
même qu'ils ne peuvent pas convenir à l'infini, ainsi n'ont aucune
proportion avec l'infini, car il serait nécessaire que cela même fût
infini. Dans le nombre infini en effet il ne serait pas vrai que «deux »
fût plus petit que «cent», car en montant on pourrait parvenir en acte
jusqu'à lui, comme il est faux qu'une ligne infinie composée d'une
infinité de lignes de deux pieds soit plus petite qu'une ligne infinie
composée d'une infinité de lignes de quatre pieds. C'est pourquoi l'on ne
peut rien donner qui mette un terme à la puissance de Dieu ; c'est
pourquoi, si l'on donne tout, elle-même pourra donner un plus et un moins,
si l'on n'a pas donné le maximum absolu ; notre troisième livre le
montrera. Donc, seul, le maximum absolu est l'infini négatif, c'est
pourquoi, seul, il est ce qu'il peut être avec toute-puissance. Mais comme
l'univers embrasse tout ce qui n'est pas Dieu, il ne peut pas être un
infini négatif, bien qu'il n'ait pas de terme et, par là, soit un infini
privatif ; et, par cette considération, il n'est ni fini, ni infini. En
effet, il ne peut pas être plus grand qu'il est, et cela vient, à la
vérité, d'un défaut ; la possibilité en effet, ou matière, ne s'étend pas
(2) au delà d'elle-même. En effet il n'y a pas de différence entre dire
que l'univers peut toujours en acte être plus grand et dire que « pouvoir
être » dépasse « être infini en acte », ce qui est impossible, puisque
l'actualité infinie (3) qui est l'éternité absolue, ne peut pas sortir du
possible, puisqu'elle est en acte toute possibilité d'être. C'est
pourquoi, bien que, par rapport à l'infinie puissance de Dieu, qui n'a pas
de terme, l'univers puisse être plus grand, cependant, parce que la
possibilité d'être ou matière n'est pas, en acte, extensible à l'infini,
l'univers ne peut pas être plus grand ; c'est ainsi qu'il n'a pas de terme
: c'est parce que l'on ne peut pas donner en acte quelque chose de plus
grand qui le termine et il est un infini privatif. En acte il est, lui, à
l'état restreint, contracte, de façon à être de la meilleure façon que sa
condition naturelle le lui permet. En effet il est une créature ; il tient
nécessairement son être de l'absolu simple divin : nous le montrerons le
plus brièvement possible, par la suite, dans la docte ignorance, aussi
clairement et simplement que faire se pourra.
(1) Bien entendu nous suivons le texte de T.
(2) Nous suivons T.
(3) Nous suivons T,
§ 2 - COMMENT L'ÊTRE DE LA CRÉATURE EST, D'UNE
FAÇON INCOMPRÉHENSIBLE, DE PAR L'ÊTRE DU MAXIMUM PREMIER
L'ignorance sacrée nous a appris dans les pages qui
précèdent que rien n'est de par soi-même, si ce n'est le maximum simple,
où toutes choses sont, de soi, en soi, par soi, la même chose, à savoir
l'être absolu lui-même ; et qu'il est nécessaire que tout ce qui est soit
ce qu'il est pour autant qu'il est de par lui ; en effet comment ce qui
n'est pas de par soi-même pourrait-il être autrement que de par l'éternel
? Or, puisque le maximum est bien éloigné de toute envie, il ne peut pas
communiquer un être diminué, comme tel. Donc la créature, qui est de par
l'être, ne tient pas ce qu'elle est : corruptibilité, divisibilité,
imperfection, diversité, pluralité, etc., du maximum éternel, indivisible,
parfait, indistinct, un, ni d'une cause positive quelconque. En effet
comme la ligne infinie est rectitude infinie, elle qui est la cause de
tout être linéaire, et comme, d'autre part, la ligne courbe tient de la
ligne infinie sa qualité de ligne, et non pas sa qualité de courbe, mais
la curvité suit la finité, parce qu'elle est courbe du fait qu'elle n'est
pas maxima (en effet si elle était maxima, elle ne serait pas courbe, cela
a été montré plus haut) ; ainsi il arrive aux choses contingentes, parce
qu'elles ne peuvent pas être le maximum, qu'elle soient diminuées, autres,
distinctes, etc., toutes choses qui, à la vérité, n'ont pas de cause.
Donc, la créature tient de Dieu son unité, sa discrétion et sa connexion à
l'univers et elle est d'autant plus une qu'elle est plus semblable à Dieu.
Mais le fait que son unité est dans la pluralité, sa discrétion dans la
confusion, et sa connexion dans la discordance, elle ne le tient pas de
Dieu, ni d'une cause positive quelconque, mais de la contingence. Qui peut
donc comprendre son être, en réunissant en même temps dans la créature la
nécessité absolue, de par laquelle elle est, et la contingence, sans
laquelle elle n'est pas ? En effet l'on voit que la créature elle-même qui
n'est ni Dieu, ni le néant, mais comme postérieure à Dieu et antérieure au
néant, se trouve entre Dieu et le néant, comme dit un sage : « Dieu est
l'opposition du néant, avec la médiation de l'être » ; et cependant elle
ne peut pas être composée de l'être et du non être. On voit donc qu'on ne
peut pas dire qu'elle soit, parce qu'elle descend de l'être, ni qu'elle ne
soit pas, puisqu'elle est antérieure au néant, ni qu'elle soit composée
des deux. Or, notre intelligence qui ne peut pas dépasser les
contradictoires, qu'elle sépare ou qu'elle réunisse ces deux
considérations, n'atteint pas l'être de la créature, bien qu'elle sache
que son être n'est pas, si ce n'est de par l'être du maximum. Donc, son
être n'est pas intelligible, puisque l'être de par qui elle est, n'est pas
intelligible, comme la présence d'un accident n'est pas intelligible, si
la substance auprès de laquelle il est présent n'est pas comprise. Donc,
comme la créature ne peut pas, comme créature, être dite une, parce
qu'elle descend de l'unité, ni plusieurs parce que son être lui vient de
l'unité, ni les deux en même temps, mais son unité se trouve par
contingence, dans une certaine pluralité, on doit, semble-t-il, parler de
la même façon de la simplicité, de la complexité, et des autres opposés.
Mais, parce que la créature a été créée par l'être du
maximum, et que dans le maximum c'est une seule chose que d'être, de faire
et de créer, le fait de créer ne semble pas différent de celui que Dieu
soit toutes choses. Si donc Dieu est toutes choses et que ce soit cela que
créer, comment pourra-t-on comprendre que la créature ne soit pas
éternelle, puisque l'être de Dieu est éternel, que dis-je ? l’éternité
elle-même ? En effet pour autant que la créature elle-même est l'être de
Dieu, personne ne met en doute qu'elle soit l'éternité ; donc pour autant
qu'elle est temporelle, elle n'est pas de Dieu puisqu'il est éternel. Qui
donc comprend qu'une créature soit de par l'éternel et qu'en même temps
elle soit d'une façon temporelle ? En effet la créature ne put pas, dans
l'être lui-même ne pas être dans l'éternité et elle ne put pas être avant
le temps, puisqu'elle n'a pas existé avant le temps, et elle a été dès
qu'elle a pu être. Enfin qui peut comprendre que Dieu soit la forme de
l'être, sans être mêlé à la créature ? En effet de la ligne infinie et de
la courbe finie ne peut pas naître un composé unique ; cela ne peut se
faire sans proportion, or, personne ne met en doute qu'il ne peut pas y
avoir de proportion entre l'infini et le fini. Comment donc l'intelligence
peut-elle comprendre que l'être de la ligne courbe soit de par la droite
infinie, qui cependant ne la crée pas comme une forme créatrice, mais
comme une cause et une raison ? A la vérité, elle ne peut pas participer à
cette raison, en en prenant une partie, puisqu'elle est infinie et
indivisible, comme la matière participe de la forme, Socrate et Platon de
l'humanité, ou comme du tout participent les parties, de l'univers, par
exemple, ses parties, ni comme plusieurs miroirs participent diversement
de la même face, puisque l'être de la créature n'existe pas avant d'être
présent, alors qu'elle est elle-même comme le miroir : or, le miroir
existe avant de refléter la face. Qui donc peut comprendre comment d'une
forme infinie unique participent diversement diverses créatures, alors que
l'être de la créature ne peut pas être autre chose que son
resplendissement même, non pas reçu d'une façon positive par quelque chose
d'autre, mais divers par contingence ? Comme si une œuvre d'art, dépendant
de l'idée de l'artiste n'avait pas d'autre être que celui de la dépendance
de l'homme dont elle reçoit l'être, et sous l'influence duquel elle est
conservée, ou comme une image placée dans un miroir, qui ne pourrait
aucunement exister avant et après, par soi-même et en soi-même.
Et l'on ne peut pas comprendre non plus comment Dieu
peut nous devenir manifeste au moyen de créatures visibles ; en effet il
n'est pas comme notre intelligence, qui est seulement connue de Dieu et de
nous : elle, lorsqu'elle vient à penser, elle reçoit, de certaines images,
dans la mémoire, une forme de couleur, de son, etc., alors qu'auparavant
elle n'avait pas de forme ; et puis, ensuite, prenant une autre forme de
signes, de voix ou de lettres, elle s'insinue dans d'autres pensées. En
effet, bien que Dieu, pour faire connaître sa bonté, disent les pieux
auteurs, ou parce qu'il est la nécessité maxima absolue, ait créé un monde
qui lui obéit, pour qu'il y eût des hommes pour subir sa contrainte, pour
le redouter, pour être jugés, etc., cependant il est manifeste qu'il ne
revêt, lui, aucune autre forme, puisqu'il est la forme de toutes les
formes, qu'il n'apparaît pas dans des signes positifs puisque les signes
eux-mêmes, de par leur nature, exigeraient à leur tour d'autres signes
dans lesquels ils fussent, et ainsi jusqu'à l'infini. Qui pourrait
comprendre comment toutes choses sont l'image de cette forme unique
infinie, tenant leur diversité de la contingence, comme si la créature
était Dieu, comme un hasard l'a fixé, ainsi que l'accident une substance
comme un hasard l'a fixée, la femme un homme comme un hasard l'a fixé ? En
effet la forme infinie elle-même n'est reçue que d'une façon finie, de
telle sorte que toute créature est comme une infinité finie, ou Dieu créé
de façon à être dans un état tel qu'il ne puisse pas être dans un
meilleur, comme si le créateur avait dit : Qu'il soit ! Or, parce que Dieu
n'a pas pu être fait, lui qui est l'éternité même, cet être a été fait le
plus semblable à Dieu possible. D'où l'on déduit que toute créature est
parfaite, comme telle, même si, par rapport à une seconde, elle paraît
moins parfaite. En effet le Dieu de toute bonté communique l'être à toutes
choses de la façon dont il peut être perçu. Donc, comme Dieu communique
l'être sans diversité et sans envie et comme il est reçu de la façon et au
degré permis par la contingence, tout être créé est en repos dans sa
perfection, que l'être divin lui a libéralement donnée ; il ne désire pas
être aucune autre chose créée, comme plus parfaite, mais il aime avant
tout ce qu'il tient du maximum, comme un don divin, et désire que cela
soit parachevé et conservé incorruptiblement.
§ 3 - COMMENT LE MAXIMUM ENFERME ET DÉVELOPPE
TOUTES CHOSES D'UNE FAÇON ININTELLIGIBLE
Rien ne peut être dit ou pensé sur la vérité
susceptible de recherche (nous en avons parlé dans notre première partie)
qui ne soit enfermé dans la première vérité ; en effet tout ce qui
concorde avec ce que l'on a dit ici de la vérité première, est
nécessairement vrai, et tout ce qui est en désaccord avec cela est faux.
Or, il a été montré ici qu'il ne peut exister qu'un seul maximum de tous
les maxima. Or, le maximum est ce à quoi rien ne peut être opposé, ce en
quoi le minimum est le maximum. Donc l'unité infinie est ce qui renferme
toutes choses. Mais cela est dit unité, qui unit toutes choses, et l'unité
n'est pas maxima seulement à la façon dont l'unité du nombre enferme le
nombre, mais parce qu'elle enferme tout en elle. Et, dans le nombre qui
est le développement de l'unité, on ne trouve que l'unité, ainsi dans
toutes les choses qui sont, on ne trouve que le maximum. Or, l'unité
elle-même s'appelle un point, par rapport à la quantité qui développe
l'unité elle-même, alors que dans la quantité on ne trouve que le point.
De même que le point est partout sur la ligne, partout où on la divise,
ainsi est-il sur une surface et dans un volume. Et il n'y a qu'un seul
point, et il n'est pas autre chose que l'unité infinie elle-même, parce
qu'elle-même est le point ; il est donc le terme, la perfection et la
totalité de la ligne et de la quantité, il l'enferme en lui ; son premier
développement est la ligne dans laquelle on ne trouve que le point. Ainsi
le repos est l'unité, et il enferme en lui le mouvement, lequel n'est
qu'une série ordonnée de repos, si tu observes avec un peu de subtilité.
Donc, le mouvement est le développement du repos. Ainsi le « maintenant »
ou présent, enferme en lui le temps : le passé fut présent, le futur sera
présent ; donc on ne trouve dans le temps que du présent en ordre. Donc,
passé et futur sont le développement du présent, le présent enferme en lui
tous les temps présents, et les temps présents ne sont que son
développement dans une série, et l'on ne trouve en eux que du présent.
Donc, il n'y a qu'un seul présent qui enferme en lui tous les temps, et, à
la vérité, ce présent est l'unité elle-même. Ainsi l'identité enferme en
elle, implique la complexité ; l'égalité, l'inégalité ; la simplicité, les
divisions ou distinctions. Donc, l'implication est une ; il n'y a pas une
implication pour la substance, une autre pour la qualité, une troisième
pour la quantité et ainsi de suite, parce qu'il n'y a qu'un seul maximum,
avec qui coïncide le minimum et dans lequel diversité impliquée n'est pas
opposée à identité qui implique. En effet, comme l'unité précède
l'altérité, ainsi le point, qui est perfection, précède la grandeur ; car
le parfait précède toute imperfection, comme le repos, le mouvement ;
l'identité, la diversité ; l'égalité, l'inégalité, et ainsi de suite pour
toutes les autres choses qui se convertissent avec l'unité, laquelle est
l'éternité même ; en effet, il ne peut pas y avoir plus d'un éternel.
Donc, Dieu enferme tout en lui, en ceci que tout est en lui ; et il est le
développement de tout en ceci que lui-même est en tout. Et, pour que nous
éclairions notre idée par l'exemple des nombres, le nombre est le
développement de l'unité ; or, nombre implique raison ; et la raison tient
à notre âme ; c'est pourquoi les bêtes, qui n'ont pas d'âme, ne peuvent
pas compter. Donc, comme le nombre naît de notre âme, par le fait que nous
groupons plusieurs choses autour d'une seule qui leur est commune, dans un
acte d'intelligence unique, ainsi naît la pluralité des choses, de l'âme
de Dieu, dans laquelle le plusieurs est sans pluralité, parce
qu'elle naît d'une unité qui enferme tout en elle. En effet parce que les
choses ne peuvent pas participer également à l'égalité même de l'être,
Dieu, dans son éternité, a compris l'une d'une façon, l'autre d'une autre
; et de là naquit la pluralité, laquelle, en lui, est unité. Or, la
pluralité ou nombre n'a pas d'autre être que celui qu'elle tient de
l'unité elle-même. Donc, sans l'unité, il n'y aurait pas de nombre et le
nombre est l'unité dans la pluralité ; que l'unité enferme tout consiste
en ce qu'elle est dans la pluralité. Or, le mode de l'implication et du
développement dépasse notre âme ; qui, je le demande, pourrait comprendre
comment de l'âme de Dieu naît la pluralité des choses, quand
l'intelligence de Dieu est son être, qui est l'unité infinie ? Si l'on en
vient au nombre et que l'on considère, chose analogue, comment le nombre
est la multiplication de l’un commun par l'esprit, il semble que
Dieu, qui est unité, soit (l) multiplié dans les choses, alors que son
intelligence est son être ; et cependant l'on comprend qu'il n'est pas
possible que cette unité, qui est infinie et maxima soit multipliée.
Comment donc comprendre une pluralité dont l'être vient de l'unité sans
multiplication ? Ou comment comprendre la multiplication de l'unité sans
multiplication ? Et cependant ce n'est pas là comme la multiplication
d'une espèce unique ou d'un genre unique en de nombreuses espèces ou de
nombreux individus, hors desquels le genre et l'espèce ne sont qu'une
abstraction de l'intelligence.
Donc Dieu, dont l'être, tout d'unité, n'est pas une
abstraction tirée des choses par l'intelligence, et n'est pas non plus uni
aux choses ou plongé en elles, comment peut-il se développer par le moyen
de la multitude des choses ? Personne ne le comprend. Si l'on considère
les choses sans lui, elles ne sont rien, comme un nombre sans unité. Si on
le considère sans les choses, lui-même existe et les choses ne sont pas.
Si on le considère lui-même, comme il est dans les choses, on considère
que les choses existent par elles-mêmes et qu'il est en elles ; et en cela
on se trompe, comme on l'a vu dans le précédent chapitre, car l'être de la
chose n'est rien, comme elle est dans sa diversité, mais son être est de
par l'être du maximum. Si on considère la chose telle qu'elle est en Dieu,
alors Dieu est aussi unité et l'on n'a plus qu'une chose à dire : que la
pluralité, dans le monde, vient de ce que Dieu est dans le néant. En
effet, qu'on ôte Dieu de la créature, et le néant reste ; qu'on enlève du
complexe la substance, et aucun accident ne demeure présent. Mais, dans
une telle comparaison, il n'y a plus de moyen pour que notre intelligence
puisse atteindre la chose. En effet, l'accident a beau disparaître, si
l'on enlève la substance, l'accident n'en est pas pour cela un néant, mais
il périt parce que l'être de l'accident est d'être présent. Et c'est
pourquoi, comme la quantité n'existe que par l'être de la substance,
cependant parce qu'elle est présente, la substance est quantitative grâce
à la quantité. Mais il n'en est pas ainsi ; car la créature n'est pas
ainsi auprès de Dieu ; en effet elle n'est pas utile à Dieu, comme
l'accident est utile à la substance ; bien plus, l'accident est si utile à
la substance, que, bien qu'il tienne son être d'elle, cependant, par
suite, la substance ne peut pas exister sans aucun accident ; or, cela ne
peut pas se produire pareillement en Dieu.
Donc, comment pourrons-nous comprendre la créature,
comme créature, puisqu'elle est de par Dieu et, par conséquent, ne peut
rien lui attribuer à lui qui est le maximum ? Et si, comme créature, elle
n'a pas même autant d'entité qu'un accident, mais elle est profondément
néant, comment comprendre que la pluralité des choses soit développée
grâce à ce fait que Dieu est dans le néant, alors que le néant n'a aucune
entité ? Si l'on dit : « sa volonté est la cause toute-puissante, et son
être consiste en volonté et toute-puissance », en effet la théologie est
entièrement circulaire, il est nécessaire de reconnaître que l'on ignore
du tout au tout comment arrivent l'implication et le développement, et que
l'on sait seulement qu'on en ignore le mode, bien que l'on sache que Dieu
est l'implication et le développement de toutes choses ; et, comme il est
implication, toutes choses en lui sont lui-même ; et, comme il est
développement, lui-même est dans toutes les choses ce qu'elles sont, comme
la vérité dans une image. Supposons une figure reproduite par une image
particulière, qui, d'elle-même, se multiplie de loin et de près ; je
n'entends pas par là une distance locale, mais un éloignement graduel par
rapport à la vérité de la figure ; supposons que toute autre
multiplication soit impossible ; dans les images diverses multipliées de
la face unique, d'une façon diverse et multiple une figure unique
apparaîtra, au-dessus de tout sens et de tout esprit d'une façon
inintelligible.
(1) La leçon de T ne nous semble pas douteuse.
§ 4 - COMMENT L'UNIVERS MAXIMUM RESTREINT N'EST QU'UNE
REPRODUCTION DE L'ABSOLU
Si nous étendons par une considération subtile ce qui
nous a été rendu manifeste dans les premières pages grâce à la docte
ignorance, parce que nous savons que toutes choses sont le maximum absolu,
ou sont de par lui, beaucoup de clartés se feront pour nous sur le monde
ou univers, dont je veux qu'il ne soit qu'un maximum restreint. En effet
lui-même, le restreint ou concret, parce qu'il tient tout ce qu'il est de
l'absolu, imite autant qu'il peut, parce qu'il est maximum, l'absolu
maximum. Donc, ce que le premier livre nous a fait connaître de l'absolu
maximum, et ce qui lui convient, comme absolu, d'une façon absolue et au
maximum, nous affirmons que cela convient d'une façon restreinte au
maximum restreint ; développons cela quelque peu, pour frayer la voie aux
chercheurs.
Dieu est la maximité absolue et l'unité absolue ; elle
prévient et unit ce qui diffère et ce qui est distant, comme les
contradictoires, entre lesquels il n'y a pas de milieu ; elle est d'une
façon absolue ce qu'est tout, principe absolu en tout et fin des choses ;
elle est l'entité, en qui tout est, sans pluralité, le maximum absolu
lui-même, parfaitement simple, indistinct, comme la ligne infinie est
elle-même, toutes les figures. Ainsi, de la même façon, le monde ou
univers est le restreint maximum et un, qui prévient, d'une façon
restreinte, les opposés, les contraires par exemple ; il est, d'une façon
restreinte, ce que sont toutes les choses, principe restreint en tout, fin
restreinte des choses ; être restreint, infinité restreinte, en qui tout,
sans pluralité, est le maximum restreint lui-même avec une simplicité et
une indistinction restreintes, comme la ligne maxima restreinte est, d'une
façon restreinte, toutes les figures. Donc, si l'on considère avec
justesse la restriction, tout est clair ; en effet l'infinité restreinte,
ou simplicité, ou indistinction descend infiniment dans la restriction,
parce qu'elle est un absolu, comme le monde infini et éternel tombe, sans
proportion possible, de l'infinité et de l'éternité absolues, et le un, de
l'unité. Donc, l'unité est pure de toute pluralité. Mais, comme l'unité
restreinte est le un universel, bien que celui-ci soit le un maximum, du
fait qu'il est restreint il n'est pas pur de pluralité, bien qu'il soit le
maximum restreint un. Aussi, bien qu'il soit un au maximum, son
unité est cependant restreinte par la pluralité, comme l'infinité par la
finité, la simplicité par la complexité, l'éternité par la succession, la
nécessité par la possibilité et ainsi de suite, comme si la nécessité
absolue se communiquait pure de tout mélange, et qu'elle trouvât dans son
opposé un terme pour la limiter, et comme si la blancheur avait en soi un
être absolu, sans aucune abstraction de notre intelligence, et qu'un objet
blanc fut blanc de par elle en la restreignant : alors, en acte, dans
l'objet blanc, la blancheur trouverait un terme dans la non-blancheur ; de
la sorte, l'objet serait blanc à cause de la blancheur, parce que sans
elle il ne serait pas blanc.
Un chercheur aura beaucoup à tirer de ces remarques. En
effet, comme Dieu, à cause de son immensité, n'est ni dans le soleil, ni
dans la lune, bien qu'en eux il soit ce qu'ils sont d'une façon absolue,
ainsi l'univers n'est ni dans le soleil, ni dans la lune, bien qu'en eux
il soit ce qu'ils sont d'une façon restreinte. Et, parce que la quiddité
absolue du soleil n'est pas différente de la quiddité absolue de la lune,
parce qu'elle est Dieu lui-même, qui est entité et quiddité absolues de
tout, la quiddité restreinte du soleil est différente de la quiddité
restreinte de la lune, car, alors que la quiddité absolue de la chose
n'est pas la chose elle-même, la quiddité restreinte n'est pas autre que
la chose elle-même. D'où l'on voit que, l'univers étant la quiddité
restreinte, laquelle est restreinte d'une façon dans le soleil et d’une
autre dans la lune, l'identité de l'univers est dans la diversité, comme
son unité dans la pluralité. Donc l'univers, bien qu'il ne soit ni le
soleil ni la lune, est cependant soleil dans le soleil, lune dans la lune,
mais il est ce que sont le soleil et la lune, sans pluralité ni diversité.
« Univers » dit « universalité » c'est-à-dire unité du plusieurs.
C'est pourquoi de même que l'humanité n'est ni Socrate, ni Platon, mais
que dans Socrate elle est Socrate, et Platon dans Platon, ainsi se
comporte l'univers à l'égard de toutes choses. Mais parce qu'on a dit que
l'univers est seulement un principe restreint, et que c'est de cette façon
qu'il est maximum, on voit bien comment le maximum restreint ayant été
émané, d'une façon simple, du maximum absolu, l'univers entier est entré
dans l'être. Or, tous les êtres, puisqu'ils sont des parties de l'univers,
sans lesquelles l'univers, puisqu'il est restreint, ne pourrait pas être
un, tout entier et parfait, sont entrés dans l'être en même temps que
l'univers ; non pas les intelligences d'abord, puis l’âme noble, puis la
nature, comme l’ont voulu Avicenna et d'autres philosophes ; mais comme,
dans l'idée d'un artiste, le tout, une maison par exemple, est antérieur à
la partie, un mur par exemple, nous disons, parce que c'est dans une idée
divine que toutes les choses sont entrées dans l'être, que, ainsi,
l'univers est entré le premier dans l'être, et à sa suite, toutes les
choses sans lesquelles il ne peut être ni univers, ni parfait. Donc, comme
l'abstrait est dans le concret, ainsi nous considérons en premier lieu le
maximum absolu dans le maximum restreint, pour le considérer ensuite dans
toutes les choses particulières, parce qu'il est d'une façon absolue dans
ce qui est tout d'une façon restreinte. Dieu en effet est la quiddité
absolue du monde ou univers. Or, l'univers est la quiddité restreinte
elle-même. Restriction exprime restriction à quelque chose en tant qu'à un
être particulier (1). Donc Dieu, qui est un, est dans le un universel,
mais l'univers est dans les choses de l'univers d'une façon restreinte. Et
ainsi on pourra comprendre comment Dieu, qui est l'unité parfaitement
simple, parce qu'il existe dans le un universel, est, par suite, pour
ainsi dire, en toutes choses grâce à la médiation de l'univers, et comment
la pluralité des choses est en Dieu, grâce à la médiation de l'univers un.
(1) Nous ne croyons pas devoir corriger le « dicit » de
A, B, C, T.
§ 5 - N'IMPORTE QUOI EN N'IMPORTE QUOI
Si l'on considère de près ce que nous avons déjà dit,
on verra facilement sur quoi repose cette vérité exprimée par Anaxagore
que n'importe quoi est dans n'importe quoi, peut-être le verra-t-on plus
profondément qu'Anaxagore. En effet parce qu'il est manifeste d'après
notre livre premier que Dieu est dans toutes les choses, comme toutes sont
en lui, et que l'on voit maintenant que Dieu est en toutes choses comme
par la médiation de l'univers, il est clair que tout est dans tout et
n'importe quoi dans n'importe quoi. L'univers en effet, comme par l'ordre
même de la nature, étant la plus parfaite des choses les a précédées
toutes, afin que n'importe quoi pût être en n'importe quoi. En effet, dans
n'importe quelle créature, l'univers est la créature elle-même ; et,
ainsi, n'importe quoi reçoit toutes choses pour qu'en lui elles soient
lui-même d'une façon restreinte ; parce que n'importe quoi ne peut pas
être en acte toutes choses, puisqu'il est restreint, il restreint toutes
choses à être lui-même. Donc si tout est en tout, tout semble précéder
n'importe quoi. Donc tout n'est pas multiple car la multiplicité ne
précède pas le n'importequoi. Donc, tout sans pluralité a
précédé n'importe quoi de par l'ordre naturel ; donc, il n'est pas vrai
que plusieurs choses soient en acte dans n'importe quoi, mais tout sans
pluralité est cela même.
Or, l'univers n'est que d'une façon restreinte dans les
choses, et toute chose qui existe en acte restreint en elle l'univers,
pour être en acte ce qu'elle est. Or, tout ce qui existe en acte est en
Dieu, parce que lui-même est l'acte de tout. Or, l'acte est la perfection
et la fin de la puissance. Donc, comme l'univers est restreint dans tout
objet existant en acte, il est clair que Dieu, qui est dans l'univers, est
dans n'importe quoi, et que tout ce qui existe en acte est, d'une façon
immédiate, en Dieu, comme l'univers. C'est donc la même chose de dire : «
n'importe quoi est dans n'importe quoi », de dire : « Dieu, au moyen de
tout, est en tout », et « tout, au moyen de tout, est en Dieu ».
Pour qui a une intelligence subtile ces choses très
profondes sont comprises clairement : comment Dieu est, sans diversité, en
tout, parce que n'importe quoi est en n'importe quoi, et tout est en Dieu,
parce que tout est en tout. Mais, parce que l'univers est en n'importe
quoi d'une façon telle que n'importe quoi soit en lui, l'univers aussi est
dans n'importe quelle chose, d'une façon restreinte, ce qu'elle est
elle-même d'une façon restreinte, et n'importe quoi est, dans l'univers,
l'univers lui-même, bien que l'univers soit dans n'importe quoi d'une
façon diverse, et n'importe quoi dans l'univers d'une façon diverse.
Prenons un exemple : il est manifeste que la ligne infinie est ligne,
triangle, cercle et sphère. Or, toute ligne finie tient son (l) être de la
ligne infinie, qui est tout ce qu'elle est. C'est pourquoi dans la ligne
finie la ligne infinie est tout ce qu'elle est ; or, comme elle est ligne,
triangle, cercle, sphère la ligne finie est cela (2). Donc toute figure,
dans la ligne finie, est la ligne même, et n'est pas en elle triangle,
cercle ou sphère, en acte : en effet de ce qui est multiple en acte on ne
fait pas une chose une en acte, parce que n'importe quoi n'est pas en acte
dans n'importe quoi, mais le triangle, dans la ligne, est ligne, et le
cercle, dans la ligne, est ligne, et ainsi de suite. Et, pour qu'on voie
plus clair, en acte la ligne ne peut exister que dans un volume, comme il
sera montré ailleurs. Or, personne ne met en doute que dans un corps long,
large et profond toutes les figures soient dans leur développement. Donc
dans la ligne, en acte, toutes les figures sont en acte la ligne même, le
triangle dans le triangle et ainsi de suite. En effet dans une pierre tout
est pierre, âme dans une âme végétative, vie dans la vie, sensation dans
la sensation, vue dans la vue, ouïe dans l'ouïe, imagination dans l'image,
raison dans la raison, intelligence dans l'intelligence, Dieu en Dieu.
Que l'on voie maintenant comment l'unité des choses ou
univers est dans la pluralité, et, inversement, la pluralité dans l'unité.
Que l'on considère attentivement et l'on verra comment n'importe quelle
chose existant en acte, est en repos du fait que tout en elle est
elle-même et qu'elle-même en Dieu est Dieu. On voit l'étonnante unité des
choses, leur égalité admirable, leur connexion plus étonnante que tout,
pour que toutes soient en toutes, et l'on comprend que la diversité des
choses et leur connexion naissent comme ceci : parce que chaque chose n'a
pas pu être en acte toutes choses, parce qu'elle aurait été Dieu, et que
toutes choses seraient dans chacune d'elles de la façon dont chacune
pourrait l'être, il n'a pas pu y avoir de similitude absolue entre deux
objets quelconques, comme on l'a vu plus haut ; Dieu a donc fait exister
toutes les choses à des degrés divers : de même que cet être, qui n'a pas
pu être incorruptible autrement, il l'a fait incorruptible dans la
succession temporelle, pour que, ainsi, toutes les choses fussent ce
qu'elles sont, parce qu'elles n'ont pas pu être autrement et mieux.
Donc toutes choses sont en repos dans n'importe quoi,
parce qu'un degré ne pourrait pas exister sans un autre, comme dans les
membres d'un corps l'un quelconque est utile à un autre quelconque, et
tout est contenu en tout. En effet, parce qu'un œil ne peut pas être une
main et un pied et toutes autres choses en acte, il est satisfait d'être
œil, et le pied d'être pied, et tous les membres s'aident mutuellement,
afin que toute chose soit ce qu'elle est de la meilleure façon qu'elle
peut, et la main n'est pas plus main dans l'œil, que le pied n'y est pied,
mais tous deux sont œil dans l'œil, pour autant que l'œil lui-même est
d'une façon immédiate dans l'homme, et tous les membres sont ainsi dans le
pied et, comme pied, d'une façon immédiate dans l'homme ; comme n'importe
quel membre, par n'importe lequel, est d'une façon immédiate dans l'homme
; et l'homme, le tout, est par n'importe quel membre dans n'importe
lequel, comme le tout est dans les parties : dans n'importe laquelle par
n'importe laquelle. Considérons d'une part l'humanité comme être absolu,
immiscible et irrestrictible et d'autre part un homme ; dans celui-ci se
trouve, d'une façon absolue, l'humanité absolue ; de par elle, existe
l'humanité restreinte elle-même qui est l'homme ; on peut donc dire que
l'humanité absolue est Dieu, et l'humanité restreinte, l'univers. Et,
comme l'humanité absolue elle-même est dans l'homme d'une façon principale
ou antérieure, et, par conséquent, dans n'importe quel membre ou n'importe
quelle partie, et comme l'humanité restreinte est œil dans l'œil, cœur
dans le cœur, et ainsi de suite, toujours d'une façon restreinte chaque
chose dans chaque chose, en suivant les remarques que nous avons faites,
on a trouvé la similitude de Dieu et du monde, et un accès sûr à tout ce
qui a été traité dans ces deux chapitres et à beaucoup d'autres qui
suivent.
(1) Aucun doute sur la leçon de T.
(2) Nous suivons le texte de A.
§ 6 - L'IMPLICATION ET LES DEGRÉS DE DÉVELOPPEMENT DE
L'UNIVERS
Au-dessus de toute intelligence, nous avons, dans les
pages qui précèdent, trouvé que l'univers ou monde est un, que son unité
est restreinte par la pluralité, de sorte qu'elle est unité dans la
pluralité. Et parce que l'unité absolue est la première et que l'unité de
l'univers vient d'elle, l'unité de l'univers sera la seconde unité, elle
qui consiste dans une pluralité. Et parce que, le Deconjecturis
le montrera, la seconde unité est dénaire, car elle unit en elle dix
prédicaments, l'univers un développera l'unité simple, première, absolue
par une restriction dénaire. Or, tout est enfermé dans le dénaire car il
n'y a pas de nombre au-dessus de lui. C'est pourquoi l'unité dénaire de
l'univers enferme en elle la pluralité de tout ce qui est restreint. Et,
comme cette unité de l'univers, comme principe restreint de tout, est en
tout, comme le dénaire est la racine carrée du centenaire, et la racine
cubique du millénaire, ainsi l'unité de l'univers est la racine de toutes
choses. De cette racine sort d'abord le carré, comme unité troisième, et
le cube, comme unité dernière ou quatrième. Et le premier développement de
l'unité de l'univers (qui est la seconde unité) est la troisième unité, ou
centenaire ; et le dernier développement, la quatrième unité, est le
millénaire.
Et ainsi nous trouvons trois unités universelles
descendant graduellement au particulier, dans lequel elles sont
restreintes, pour être le particulier lui-même en acte. La première unité,
l'absolue, enferme tout d'une façon absolue ; la première unité restreinte
enferme tout d'une façon restreinte ; mais, elles sont dans un ordre tel
que l'unité absolue paraisse enfermer en elle la première unité
restreinte, pour enfermer par son moyen toutes les autres, et que la
première unité restreinte paraisse enfermer la seconde restreinte, et par
son moyen la troisième restreinte ; et la seconde restreinte enferme la
troisième restreinte (celle-ci est la dernière unité universelle, la
quatrième à partir de la première) et, par son moyen, arrive au
particulier. Ainsi nous voyons comment l'univers est restreint dans
n'importe quel particulier, par trois degrés.
Donc, l'univers est comme l'universalité des dix
généralités les plus hautes ; viennent ensuite les genres, puis les
espèces ; et tout cela forme les universels qui, selon leur degré, se
placent dans un ordre naturel qui va graduellement jusqu'à la chose,
laquelle les restreint en acte. Et parce que l'univers est restreint, on
ne le trouve que développé en genres et on ne trouve les genres que
développés en espèces. Les individus sont en acte, en eux se trouve d'une
façon restreinte l'univers, et l'on voit alors comment les universaux
n'existent que d'une façon restreinte, en acte.
Et, de cette façon, les Péripatéticiens ont raison de
dire que les universaux n'existent pas en acte hors des choses ; en effet
seul le singulier est en acte, lui dans lequel les universaux le sont,
lui-même, d'une façon restreinte. Cependant les universaux ont de par
l'ordre naturel, un certain être universel, que le singulier peut
restreindre ; sans doute ils ne sont pas en acte, avant la restriction,
autrement que par l'ordre de la nature, car le restrictible n'existe pas
en soi, mais en ce qu'il est en acte : comme le point, la ligne, la
superficie précèdent, dans un ordre progressif, le volume dans lequel seul
ils existent en acte. En effet l'univers, parce qu'il (l) n'est en acte
qu'à l'état restreint, est, par suite, uniquement un être de raison ;
ainsi les universaux ne sont pas seulement des êtres de raison, bien qu'en
acte on ne les trouve pas en dehors du singulier ; de même que la ligne et
la superficie, bien qu'on ne les trouve pas en dehors des corps, ne sont
pas pour cela uniquement des êtres de raison, puisqu'elles existent dans
les corps, ainsi que les universaux dans les choses particulières.
Cependant l'intelligence les tire des choses par l'abstraction. Or,
l'abstraction est un être de raison, puisque l'être absolu ne peut pas lui
convenir. En effet l'universel parfaitement absolu est Dieu. Or, comment
l'universel se trouve dans l'intelligence, nous le verrons dans le Deconjecturis bien que, d'après ce qui précède, ceci puisse déjà être
assez évident, puisque dans l'intelligence ils ne sont qu'intelligence,
et, ainsi, restreints d'une façon intellectuelle ; et leur action
d'intelliger, puisque rien (2) n'y voit plus clair et plus profond
qu'elle, appréhende la restriction des universaux en elle-même et dans les
autres. En effet le chien et tous les autres animaux de même espèce sont
unis à cause d'une nature spécifique commune qui est en eux, et qui aurait
été restreinte en eux, même si l'intelligence de Platon n'avait pas
fabriqué pour elle les espèces eu égard aux similitudes. Donc le fait
d'intelliger suit celui d'être et de vivre, quant à son opération, car,
par son opération, il ne peut donner l’être, ni le vivre, ni
l’intelliger, mais le fait d'intelliger (3) l'intelligence
elle-même, pour ce qui est des choses intelligées, suit celui d'être,
celui de vivre, et celui d'intelliger la nature dans la similitude. Aussi
les universaux, qu'il fait par comparaison, sont un analogue des
universaux restreints dans les choses ; et ces universaux sont déjà dans
l'intelligence elle-même à l'état restreint avant que, le monde extérieur
étant connu, elle les développe par le fait d'intelliger, qui est son
opération. En effet elle ne peut rien intelliger, qui ne soit déjà en
elle-même à l'état restreint. Donc, en intelligeant, elle développe un
monde de similitudes, qui est en elle à l'état restreint, avec des
connaissances et des signes fondés sur des similitudes.
Par conséquent il en a été dit assez ici sur l'unité et
la restriction de l'univers dans les choses ; ajoutons quelques mots sur
sa trinité.
(1) C'est la leçon de T.
(2) S. ent. « dans l'homme ». Ce n'est pas la première
fois que notre auteur exprime d'une façon absolue un jugement qui n'a
qu'une valeur relative.
(3) Nous ne croyons qu'il y ait un seul mot du texte de
T à changer.
§7 - LA TRINITÉ DE L'UNIVERS
Parce que l'unité absolue est nécessairement trine, non
pas sans doute d'une façon restreinte, mais absolument (en effet l'unité
absolue n'est pas autre que la trinité, et celle-ci n'est appréhendée
intimement que dans une certaine corrélation, comme on l'a dit
suffisamment dans le livre premier), de la même façon l'unité maxima
restreinte, en tant qu'elle est unité, est trine, non pas, sans doute,
d'une façon absolue, comme la trinité est unité, mais d'une façon
restreinte, d'une manière telle que l'unité ne soit que dans la trinité,
comme le tout est dans les parties d'une façon restreinte. Dans les choses
divines l'unité n'est pas à l'état restreint dans la trinité, comme le
tout est dans les parties, ou l'universel dans le particulier, mais c'est
l'unité elle-même qui est trinité. C'est pourquoi n'importe laquelle des
personnes est l'unité elle-même. Et parce que l'unité est trinité, une
personne n'en est pas une autre. Or, dans l'univers il ne peut pas en être
ainsi. C'est pourquoi ces trois corrélations qui, dans les choses divines,
sont appelées « personnes », n'ont pas d'être en acte, si ce n'est en même
temps dans l'unité.
Il faut voir cela avec pénétration : dans les choses
divines la perfection de l'unité, qui est trinité, est si grand que le
Père est dieu en acte, le Fils dieu en acte, l'Esprit-Saint dieu en acte ;
le Fils et l'Esprit-Saint sont en acte dans le Père, le Fils et le Père
dans l'Esprit-Saint, le Père et l'Esprit-Saint dans le Fils ; il ne peut
pas en être ainsi dans le restreint, en effet les corrélations n'existent
en elles-mêmes que dans leur connexion. Et, pour cela, l'une d'elles ne
peut pas être l'univers, mais toutes en même temps le sont. Et l'une n'est
pas en acte dans les autres, mais elles sont d'une façon telle que le
permet la condition d'une contraction mutuellement restreinte de la façon
la plus parfaite, de telle sorte que d'elles vienne un univers un, qui,
sans cette trinité, ne puisse pas être un. En effet, il ne peut y avoir de
restriction, sans un restrictible, un restreignant et un
lien qui soit parachevé grâce à l'acte commun des deux autres. Mais la
restrictibilité exige une certaine possibilité, et elle descend de
cette unité, qui est sa mère dans les choses divines, comme l'altérité
descend de l'unité. En effet elle nécessite mutabilité et altérité en
considération de son principe : car rien ne paraît pouvoir la précéder.
Comment en effet quelque chose serait-il, sans avoir eu la possibilité
d'être ? Donc la possibilité descend de l'unité éternelle. Or, le
restreignant lui-même, parce qu'il met un terme à la possibilité du
restrictible, descend de l'égalité de l'unité. En effet l'égalité de
l'unité est l'égalité d'essence, car l'être et le un se convertissent.
Donc, comme le restreignant force la possibilité à être égale à
telle ou telle chose restreinte, c'est à raison qu'on dit qu'il descend de
l'égalité d'essence — le Verbe dans les choses divines —. Et parce que le
verbe lui-même, qui est raison et idée, est aussi nécessité absolue des
choses, il impose sa nécessité et son lien à la possibilité par le
restreignant lui-même.
C'est pourquoi on a appelé le restreignant forme
ou âme du monde et la possibilité matière. Les uns ont nommé le premier,
hasard sur la substance, d'autres, comme les Platoniciens, nécessité de
complexion, parce qu'il descend de la nécessité absolue, pour être comme
une nécessité restreinte, et une forme restreinte, dans laquelle toutes
les formes se trouvent véritablement ; on parlera plus bas de ce sujet.
Ensuite il existe un lien du restreignant et du restrictible
ou de la matière et de la forme, ou de la possibilité et de la nécessité
de complexion, qui est parachevé en acte comme par le souffle d'un amour
qui les unit par un mouvement. Et, d'ordinaire, quelques-uns appellent ce
lien « possibilité déterminée », parce que le pouvoir être est déterminé à
être ceci ou cela de par l'union de la forme qui détermine et de la
matière qui est à déterminer. Or, il est clair que ce lien descend du
Saint-Esprit, qui est le lien infini.
Donc, l'unité de l'univers est trine parce qu'elle est
due à la possibilité, la nécessité de complexion et le lien, qui peuvent
être appelés puissance, acte et lien. Tirons de là les quatre modes d'être
universels : mode d'essence qui est dit nécessité absolue, comme est Dieu
: forme des formes, être des êtres, raison des choses ou quiddité ; et,
dans ce mode d'essence, tout est en Dieu la nécessité absolue elle même.
Autre mode : celui des choses comme elles sont dans leur nécessité de
complexion ; dans cette dernière sont les formes des choses vraies en soi
avec leur distinction et leur ordre naturels, comme dans l'esprit : nous
verrons plus bas s'il en est ainsi. Autre mode d'essence : celui des
choses qui sont dans la possibilité déterminée par l'acte : telles ou
telles. Et le plus bas mode d'essence est la façon dont les choses peuvent
être et il est la possibilité pure. Les trois derniers modes d'essence
sont dans l'universalité une, qui est le maximum restreint ; ils forment
le mode d'essence universel, parce que sans eux rien ne pourrait être. Je
dis « modes d'essence » parce qu'il n'y a pas un mode universel d'essence,
composé pour ainsi dire de trois parties, comme la maison du toit, des
fondations et des murs ; mais il y a un mode universel composé de modes
d'essence en ce sens qu'une rose qui, en puissance dans sa roseraie
l'hiver, est en acte l'été, est passée du mode d'essence de la possibilité
au mode de la détermination en acte. Nous voyons donc qu'il y a un mode
d'essence de la possibilité, et puis un mode de la nécessité et puis un
mode de la détermination actuelle, qui forment un mode universel unique
d'essence, parce que sans eux il n'est rien, et que l'un n'existe pas sans
l'autre en acte.
§ 8 - LA POSSIBiliTÉ ou matière de L'UNIVERS
Pour dire ici, essentiellement au moins, ce qui peut
rendre docte notre ignorance, examinons quelque peu les trois modes
d'essence que nous avons déjà dits ; commençons par la possibilité. Du
reste les anciens ont beaucoup parlé d'elle, eux dont l'avis unanime était
que rien ne sort du néant ; c'est pourquoi ils ont affirmé qu'il existait
une possibilité absolue d'être toutes les choses, et qu'elle était
éternelle ; en elle ils croyaient que tout était enfermé d'une façon
possible. Or, de cette matière ou possibilité, ils se sont fait une
conception en raisonnant à l'envers, comme si c'était de la nécessité
absolue, comme abstrayant du corps la forme de corporéité, et ne
comprenant pas le corps à la façon d'un corps. Ainsi ils ont touché à la
matière en véritables ignorants. Comment comprendre que le corps soit sans
forme dans le corps ? Ils disaient qu'elle précédait naturellement toute
chose ; ainsi, jamais il ne fut vrai de dire : « Dieu est », sans qu'il
fût vrai de dire aussi « La possibilité absolue est » ; cependant ils
n'ont pas affirmé que celle-ci fût coétendue à Dieu, parce qu'elle vient
de lui ; elle n'est ni quelque chose, ni le néant, ni une, ni multiple, ni
ceci, ni cela, ni de telle composition ni de telle sorte, mais une
possibilité à être tout, et, en acte, rien du tout. Les Platoniciens,
parce qu'elle n'a aucune forme l'ont appelée carence ; et, parce qu'il lui
manque quelque chose, elle désire ; de cette manière elle est une
aptitude, qui obéit à la nécessité qui lui commande, c'est-à-dire l'amène
à être en acte, comme la cire obéit à l'artiste qui veut faire d'elle
quelque chose. Or, le manque de forme procède de la carence et de
l'aptitude ; les unissant pour être la possibilité absolue, elle est comme
trine et indivisible ; en effet la carence, l'aptitude et le manque de
forme ne peuvent pas être en elle des parties ; autrement quelque chose
précéderait la possibilité absolue, ce qui est impossible. De là viennent
les modes ; car, sans eux, la possibilité absolue ne serait pas telle. En
effet la carence est d'une façon contingente dans la possibilité. Parce
qu'elle n'a pas de forme et qu'elle peut en avoir, on dit qu'elle manque
de quelque chose, que quelque chose en elle est en carence ; aussi
l'appelle-t-on carence. Or, le manque de forme est comme la forme
de la possibilité, et celle-ci, de l'avis des Platoniciens, est comme la
matière des formes. En effet l'âme du monde s'unit à la matière en se
soumettant à elle même, qu'ils ont appelée « principe végétable » ; et,
ainsi, lorsque l'âme du monde se mêle à la possibilité, cette végétabilité
informe parvient à être en acte une âme végétative, d'un mouvement
descendant de l'âme en monde et d'un mouvement de la possibilité ou
végétabilité. Aussi ont-ils affirmé que le manque de forme lui-même est
comme la matière des formes, et qu'il se forme grâce à la sensitive, la
rationnelle et l'intellectuelle, pour exister en acte.
C'est pourquoi Hermès disait que l’
ΰλη
était la nourrice des corps et que ce manque de forme était la nourrice
des âmes, et quelques penseurs chrétiens disaient que le Chaos a précédé
naturellement le monde, qu'il a été la possibilité des choses, qu'en lui
entra l'esprit, cet être informe qui contient toutes les âmes d'une façon
possible.
C'est pourquoi aussi les anciens Stoïciens disaient que
toutes les formes sont en acte dans la possibilité mais qu'elles y sont
cachées et qu'elles apparaissent si l'on enlève ce qui les recouvre comme
si l'on n'avait qu'à enlever des parties d'un morceau de bois pour en
tirer une cuillère.
Les Péripatéticiens, au contraire, disaient que les
formes n'étaient que d'une façon possible dans la matière et n'en sont
tirées que par une action effective. Aussi est-il plus vrai de dire que
les formes ne viennent pas seulement de la possibilité mais aussi d'une
action effective. En effet celui qui enlève, du morceau de bois, des
parties pour que le morceau de bois devienne une statue, ajoute de la
forme. Et cela, sans aucun doute, est évident ; en effet lorsque l'artisan
lui-même ne peut pas, du bois, faire un coffre, la faute en est à la
matière, mais lorsqu'un autre que l'artisan ne peut pas faire ce coffre
avec le bois, c'est la réalisation effective qui est en défaut. Donc, il
faut la matière et la réalisation effective. Et il suit que les formes
sont en quelque sorte d'une façon possible dans la matière, et qu'elles
sont amenées à l'acte, au gré du réalisateur. Ils ont dit qu'ainsi
l'universalité des choses se trouve, d'une façon possible, dans la
possibilité absolue, et que la possibilité absolue elle-même n'a ni
limite, ni fin parce qu'elle n'a aucune forme et qu'elle est apte à toutes
; de la même façon que n'a aucune limite la possibilité de façonner un
morceau de cire en l'image d'un lion, d'un lièvre ou de tout autre objet.
Et cette absence de fin, cette infinité est contraire à l'infinité de Dieu
parce qu'elle a pour cause une carence, tandis que celle de Dieu a pour
cause une abondance : toutes choses, en lui, sont lui-même en acte. Ainsi
l'infinité de la matière est privative, et celle de Dieu, négative.
Telle est la position de ceux qui ont parlé de la
possibilité absolue.
Nous, au contraire, grâce à la docte (l) ignorance nous
avons trouvé qu'il serait impossible qu'existât une possibilité absolue.
En effet, comme, parmi les possibles, rien ne peut exister moins que la
possibilité absolue, qui environne de tout près le non-être, même d'après
les auteurs que nous avons cités, on parviendrait, de là, au minimum et au
maximum dans les choses susceptibles de plus et de moins ; ce qui est
impossible. C'est pourquoi la possibilité absolue en Dieu est Dieu ; et,
en dehors de lui, le possible n'existe pas (2) ; en effet il n'y a rien
qui soit en puissance absolue, parce que toutes les choses, sauf l'Être
premier, sont nécessairement restreintes. Sans doute dans le monde les
choses sont diverses, sans doute aussi telle d'entre elles peut en avoir
sous sa dépendance un plus grand nombre que telle autre, mais on n'arrive
jamais au maximum et au minimum simples et absolus ; et, parce que l'on
trouve qu'il en est ainsi, il est évident qu'il ne peut pas exister de
possibilité absolue. Donc toute possibilité est restreinte ; or, c'est par
l'acte qu'elle est restreinte ; aussi ne trouve-t-on pas de possibilité
pure, qui ne soit déterminée par aucun acte au monde ; et l'aptitude de
possibilité ne peut pas être infinie et absolue, sans aucune restriction.
En effet Dieu, puisqu'il est l'acte infini, n'est que la cause de l'acte ;
mais la possibilité d'être existe d'une façon contingente. Donc, si la
possibilité est absolue, sur quel objet se produit-elle d'une façon
contingente ? Or, la possibilité se produit parce que l'être ne peut pas
venir de Dieu entièrement, simplement et absolument en acte (3). C'est
pourquoi l'acte est restreint par la possibilité pour qu'il n'existe d'une
façon absolue qu'en puissance et la puissance n'existe pas d'une façon
absolue, si ce n'est restreinte par l'acte.
Or, les différences et les gradations surviennent pour
que celui-ci soit plutôt acte et celui-là plutôt puissance, sauf lorsqu'on
en arrive au maximum et au minimum simples, parce que l'acte maximum et
minimum coïncide avec la puissance maxima et minima, et tous deux sont le
maximum dit absolu, comme on l'a montré dans le livre premier.
En outre, si la possibilité des choses n'était pas
restreinte, elle ne pourrait pas être tenue pour la raison des choses,
mais toutes choses arriveraient par hasard, selon l'opinion erronée
d'Épicure. Que notre monde soit sorti d'une façon rationnelle de la
possibilité, cela est venu nécessairement de ce que la possibilité n'a eu
d'aptitude qu'à être ce monde-ci.
Donc l'aptitude de la possibilité a été restreinte et
non pas absolue ; ainsi en est-il de la terre, du soleil, etc.; en effet
si, par une certaine possibilité restreinte, ils ne s'étaient pas trouvés,
cachés, dans la matière, il n'y aurait pas eu plus de raison pour qu'ils
avançassent dans l'acte que pour le contraire. Donc bien que Dieu soit
infini, et que, par suite, il ait eu en son pouvoir de créer le monde
infini, cependant parce que la possibilité fut nécessairement restreinte,
et que son aptitude ne fut pas absolue et infinie entièrement, le monde,
par suite de sa possibilité d'être, n'a pas pu être en acte infini, plus
grand ou autrement qu'il n'est.
Or, la restriction de la possibilité vient de l'acte,
et l'acte du maximum en acte lui-même. C'est pourquoi, comme la
restriction de la possibilité vient de Dieu et la restriction de l'acte
vient de la contingence, il suit que le monde, nécessairement restreint
par la contingence, est fini. Grâce à notre connaissance de la possibilité
nous voyons comment la maximité restreinte vient de la possibilité
nécessairement restreinte ; du reste, cette restriction ne vient pas de la
contingence, parce qu'elle est due à l'acte ; et, ainsi, l'univers a une
cause de restriction rationnelle et nécessaire, de sorte que le monde, qui
n'est qu'un être restreint, ne vient pas de Dieu par contingence, car il
est la maximité absolue.
Et il faut considérer cela plus spécialement. Comme la
possibilité absolue est Dieu, si nous considérons le monde comme il est en
elle, nous le considérons comme il est en Dieu et il est l'éternité même ;
si nous le considérons comme il est dans la possibilité restreinte, alors
la possibilité ne précède le monde que par nature et cette possibilité
restreinte n'est pas l'éternité coéternelle à Dieu, mais elle vient d'elle
par une chute, comme le restreint vient de l'absolu, or, ils sont séparés
par l'infini.
C'est en effet de cette façon qu'il est nécessaire de
régler selon les principes de la docte ignorance ce que l'on dit de la
puissance ou possibilité, ou matière. Nous laissons comme objet du DeConjecturis la façon dont la possibilité progresse graduellement.
(1) C'est la leçon de T.
(2) Ici nous préférons A, B, C à T.
(3) C'est le texte de T.
§ 9 - L'AME OU FORME DE L'UNIVERS
Tous les sages sont d'accord sur ce point que le
pouvoir être ne peut être amené à l'être en acte que par l'être en acte,
car il ne peut aucunement s'amener lui-même à être en acte, sans quoi il
serait sa propre cause ; en effet il serait avant que d'être ; et les
mêmes philosophes ont dit que ce qui fait de la possibilité un être en
acte, agit intentionnellement, de sorte que la possibilité parvient à
l'être en acte par une disposition prise rationnellement, et non par
hasard. Cette nature supérieure les uns l'ont appelée esprit, d'autres
intelligence, d'autres âme du monde, d'autres destin dans la substance,
d'autres, comme les Platoniciens, nécessité de complexion ; et ces
derniers estimaient que la possibilité, sous l'empire de la nécessité, se
déterminait par elle-même pour que maintenant fût en acte ce qu'avait pu
être auparavant la nature. En effet, disaient-ils, dans cet esprit se
trouvent les formes des choses en acte d'une façon intelligible, comme
dans la matière elles se trouvent d'une façon possible ; et la nécessité
de complexion elle-même qui a en elle la vérité des formes, avec ce qui
les accompagne, met le ciel en mouvement selon l'ordre naturel, de sorte
que, par le moyen du mouvement, comme d'un instrument, elle amène la
possibilité à un acte, qui est, de la façon la plus conforme possible,
égal au concept intelligible de la vérité ; ils reconnaissaient que la
forme, telle qu'elle est dans la matière, est, par suite de cette
opération de l'esprit et de la médiation du mouvement, une image de la
vraie forme intelligible, non pas vraie sans doute, mais semblable à la
vraie. Et, ainsi, disaient les Platoniciens, si les formes vraies se
trouvent dans l'âme du monde avant de se trouver dans les choses, cette
antériorité n'est pas temporelle, mais naturelle. Cela, au contraire, les
Péripatéticiens ne le reconnaissent pas : les formes en effet, disent-ils,
n'ont pas d'autre être que dans la matière ; elles sont par abstraction
dans notre intelligence, et l'abstraction suit la chose, c'est évident.
Mais les Platoniciens pensaient qu'il existait des modèles de ce genre,
distincts dans la nécessité de complexion, multiples, soumis à l'ordre
naturel ; sans doute ils sont de par une raison unique infinie, dans
laquelle tout est un, mais, croyaient-ils, ce n'est pas cette raison qui a
créé ces modèles, mais ils descendent d'elle de façon telle que jamais il
ne fut vrai de dire : « Dieu est », sans qu'il fût aussi vrai de dire : «
L'âme du monde est » ; celle-ci, affirmaient-ils, est un développement de
l'esprit divin ; et, ainsi, toutes les choses, qui sont en Dieu un modèle
unique sont dans l'âme du monde multiples et distinctes ; Dieu,
ajoutaient-ils, précède naturellement cette nécessité de complexion ;
l'âme du monde elle-même précède naturellement le mouvement, c'est-à-dire
l'instrument du développement temporel des choses. Et, comme ce qui
existerait d'une façon véritable serait dans l'âme d'une façon possible,
il serait aussi développé dans la matière, grâce au mouvement, d'une façon
temporelle. Or, ce développement temporel suit l'ordre naturel, qui est
dans l'âme du monde et qu'on appelle destin dans la substance ; et son
développement temporel est ce que la plupart nomment « destin », lorsqu'il
descend de lui en acte et en œuvre. Ainsi est le mode d'essence dans l'âme
du monde, mode selon lequel nous disons que le monde est intelligible. Le
mode d'essence en acte par la détermination de la possibilité,
c'est-à-dire par le développement, comme on l'a déjà dit, est 1e mode
d'essence selon lequel le monde est sensible —à les en croire. Et ils ont
estimé que ces formes, telles qu'elles sont dans la matière, ne sont pas
autres que celles qui se trouvent dans l'âme du monde, mais qu'elles ont
tout juste la différence que leur donnent leurs modes d'essence : dans
l'âme du monde elles sont véritablement et en soi, dans la matière elles
sont d'une façon semblable au vrai, non pas dans leur pureté, mais en
ébauche : ils ajoutent qu'on n'atteint la vérité des formes que par
l'intelligence ; par la raison, l'imagination et les sens on ne l'atteint
que d'après des images, dans la mesure où les formes sont mêlées à la
possibilité ; et c'est pourquoi, nous n'atteignons rien vraiment, mais de
façon opinative. De cette âme du monde, pensaient-ils, tout mouvement
descend ; elle se trouve tout entière dans le monde tout entier et dans
chaque partie du monde, bien que, disaient-ils, elle n'exerce pas les
mêmes vertus sur toutes les parties ; de même, l'âme rationnelle n'exerce
pas dans l'homme la même opération sur ses cheveux et sur son cœur, et
pourtant elle est tout entière dans l'homme tout entier, et dans chacune
de ses parties. Ainsi, pensaient-ils, dans l'âme du monde sont enfermées
toutes les âmes, soit dans des corps, soit en dehors parce qu'elle est
répandue dans l'univers entier, disaient-ils ; mais elle ne l'est pas en
fractions multiples, puisqu'elle est simple et indivisible, mais elle est
tout entière dans la terre, et là, elle lie la terre, tout entière dans la
pierre, et là, elle fait que les fractions de pierre tiennent ensemble,
tout entière dans l'eau, tout entière dans les arbres et ainsi de suite ;
car elle-même est le premier développement circulaire (l'esprit de Dieu
est comme un point central qui développe un cercle, l'âme du monde) et
l'implication naturelle de tout ordre temporel de choses. C'est pourquoi,
à cause de sa discrétion et de son ordre, elle est, disaient-ils, un
nombre qui se meut, elle se compose, affirmaient-ils, du même et du
divers, et c'est par le nombre seul qu'elle diffère de l'âme humaine,
pensaient-ils comme l'âme de l'homme se comporte à l'égard de l'homme,
ainsi se comporte-t-elle à l'égard de l'univers ; toutes les âmes,
croyaient-ils, viennent d'elle et, finalement, se résolvent en elle, si
elles n'ont pas démérité.
Beaucoup de penseurs chrétiens se sont reposés dans
cette voie platonicienne ; et, surtout parce que la raison de la pierre
est autre que celle de l'homme, et qu'en Dieu il n'y a ni distinction ni
aliété, ils tenaient pour nécessaire que ces raisons distinctes, selon
lesquelles les choses sont distinctes, vinssent après Dieu et avant les
choses, parce que la raison précède la chose ; il en est ainsi dans
l'intelligence qui commande aux mondes ; et de telles raisons distinctes
elles-mêmes sont les notions indestructibles des choses dans l'âme même du
monde. Que dis-je ? l'âme elle-même est composée de toutes les notions de
tout, toutes les notions sont en elle sa substance, mais, affirmaient-ils,
cela est difficile à exposer et à apprendre.
Du reste ils appuient leurs dires de l'autorité de la
divine Écriture. En effet Dieu a dit : « Que la lumière soit ! » et la
lumière fut. Si la vérité de la lumière n'avait pas été naturellement
antérieure, comment aurait-il dit : « Que la lumière soit ! » Et, une fois
que cette lumière fut développée dans le temps, pourquoi aurait-elle été
appelée lumière plutôt qu'autre chose, si la vérité de la lumière n'avait
pas été antérieure ? Et les philosophes dont nous parlons apportent des
foules d'arguments semblables à l'appui de leur thèse.
Mais les Péripatéticiens, tout en reconnaissant que
l'œuvre de la nature est l'œuvre d'une intelligence, n'admettent cependant
pas les modèles que nous avons dits ; or, à coup sûr, si par
«l'intelligence » ils n'entendent pas Dieu, j'estime qu'ils ont tort. En
effet, dans cette intelligence, s'il n'y a pas de connaissance, comment
obéit-elle à un dessein déterminé ? Si, au contraire, il y a une
connaissance de la chose qui devra être développée dans le temps, laquelle
est la raison du mouvement, une telle connaissance n'a pas pu être tirée
de la chose, puisque celle-ci n'existe pas encore dans le temps. Donc,
s'il y a une connaissance sans abstraction, elle est alors à coup sûr
celle dont parlent les Platoniciens, qui n'existe pas de par les choses,
puisque les choses sont selon elle. Aussi les Platoniciens ont-ils estimé
que de telles raisons des choses ne sont pas je ne sais quoi de distinct
et de différent de l'intelligence elle-même, mais que, plutôt, de telles
raisons distinctes entre elles forment une seule intelligence simple, qui
enferme en elle toutes les raisons ; ainsi, bien que la raison de l'homme
ne soit pas la raison de la pierre, mais qu'elles soient deux raisons
distinctes, cependant l'humanité elle-même, dont descend l'homme, comme de
la blancheur descend l'objet blanc, a seulement, dans l'intelligence
elle-même, d'une part, un être intelligible conforme à la nature de
l'intelligence, et dans la chose elle-même, d'autre part, un être réel :
il n'y a pas une humanité de Platon et une autre humanité séparées l'une
de l'autre, mais une même humanité qui obéit à divers modes d'essence et
qui existe naturellement dans l'intelligence avant d'exister dans la
matière : priorité non pas temporelle, mais naturelle, comme la raison
précède la chose.
Les Platoniciens ont parlé avec beaucoup de finesse et
de raison, et les reproches que leur fait Aristote manquent tout à fait de
raison : il s'est efforcé de les réfuter en épluchant leurs mots plutôt
qu'en creusant le noyau de leur doctrine. Mais, nous allons chercher, par
la docte ignorance, laquelle des deux thèses est la plus vraie : on a
montré qu'on ne parvient pas au maximum simple et, ainsi, qu'il ne peut
pas y avoir de puissance absolue, ou de forme absolue, ou d'acte absolu
qui ne soit pas Dieu, que, Dieu excepté, tout être est restreint, qu'il
n'y a qu'une seule forme des formes, une seule vérité des vérités et que
la vérité maxima du cercle n'est pas autre que la vérité maxima du
quadrilatère. Donc, les formes des choses ne sont pas distinctes, si ce
n'est dans la restriction ; dans leur état absolu elles sont une seule
forme qui n'a en elle aucune distinction et qui est le Verbe en théologie.
Par suite l'âme du monde n'a d'être qu'avec la possibilité, par laquelle
elle est restreinte et l'esprit n'est ni séparé, ni séparable des choses.
En effet considérons l'esprit : dans la mesure où il a été séparé de la
possibilité il est lui-même l'esprit divin, qui, seul, est profondément en
acte. Donc, il n'est pas possible qu'il y ait plusieurs modèles distincts
: chacun en effet comparé aux objets dont il serait le modèle serait
maximum et vrai au maximum ; mais il n'est pas possible qu'il y ait plus
d'un maximum vrai au maximum ; en effet un exemple infini seulement est
nécessaire et suffisant, dans lequel toutes choses sont comme ordonnées
dans l'ordre et qui enferme de la façon la plus adéquate tontes les
raisons distinctes qu'on voudra. Ainsi la raison infinie elle-même est la
raison la plus vraie du cercle ; elle n'est ni trop grande, ni trop
petite, ni différente, ni autre. Et elle-même est la raison du
quadrilatère ni trop grande, ni trop petite, ni différente et ainsi de
suite, comme le fait comprendre l'exemple de la ligne infinie. Mais nous
qui remarquons les diversités des choses, nous nous étonnons de voir
comment il n'y a qu'une seule raison infiniment simple de toutes les
choses particulières, fait que la docte ignorance nous apprend comme
nécessaire, elle qui montre qu'en Dieu la diversité est identité. En ceci,
en effet, que nous voyons que la diversité des raisons de toutes les
choses existe d'une façon parfaitement vraie, par le fait même que cela
est parfaitement vrai, nous appréhendons une raison unique, la plus vraie
de toutes, qui est la vérité maxima elle-même. Donc quand on dit que Dieu
a créé l'homme par une certaine raison, et la pierre par une autre raison,
cela est vrai eu égard aux choses, non au créateur, comme nous le voyons
dans les nombres : le ternaire est la raison parfaitement simple, qui
n'est pas susceptible de plus et de moins et qui est une en soi ; mais
comme il se rapporte à des choses diverses, à cause de cela la raison est
diverse. En effet autre est la raison du ternaire des angles dans le
triangle, autre celle de la matière, de la forme et du composé dans la
substance, autres celle du père, de la mère et du fils, celle de trois
hommes et de trois âmes. Donc la nécessité de complexion n'est pas, comme
pensaient les Platoniciens, un esprit moindre que le créateur, mais elle
est le Verbe, le Fils égal au Père dans les choses divines ; on le nomme
λογος,
ou raison, parce qu'il est la raison de tout. Donc rien n'est vrai de ce
qu'ont dit les Platoniciens sur les imaginations des formes, parce qu'il
n'y a qu'une forme des formes infinie, dont toutes les formes sont des
images, comme nous l'avons dit quelque part plus haut.
Donc, il faut comprendre tout cela avec pénétration :
l'âme du monde doit être considérée comme une forme universelle qui
enferme en elle toutes les formes, qui n'existe en acte que d'une façon
restreinte dans les choses, qui, dans n'importe quelle chose, est une
forme restreinte de la chose, comme on l'a dit plus haut de l'univers.
Donc, Dieu est la cause efficiente, finale et formelle de toutes choses,
lui qui réalise dans un Verbe un toutes les choses aussi diverses entre
elles que possible et il ne peut y avoir aucune créature qui ne soit pas
diminuée par la restriction, tombant d'une chute infinie de l'œuvre de
Dieu ; Dieu seul est absolu ; tous les autres êtres sont restreints. Il
n'y a pas de milieu entre l'absolu et le restreint, comme se le sont
imaginés ceux qui ont pensé qu'il y avait une âme du monde après Dieu et
avant la restriction du monde. Seul, Dieu est l'âme et l'esprit du monde,
dans la mesure où l'âme est considérée comme quelque chose d'absolu, en
quoi se trouvent en acte toutes les formes des choses. Mais les
philosophes n'étaient pas suffisamment renseignés sur le Verbe divin et le
maximum absolu ; c'est pourquoi ils ont considéré que l'esprit, l'âme et
la nécessité se trouvaient dans un développement de la nécessité absolue,
ou dans restriction. En acte il n'y a pas de formes, si ce n'est, le
Verbe, le Verbe lui-même et, dans les choses, des formes d'une façon
restreinte. Or, les formes qui ont été créées dans la nature
intellectuelle, bien qu'elles soient plus absolues conformément à la
nature intellectuelle, cependant n'existent qu'avec une restriction, comme
l'intelligence ; l'opération de celle-ci est d'intelliger par similitude
abstractive, comme dit Aristote ; nous en parlerons dans le De
conjecturis. Mais ici nous en avons assez dit sur l'âme du monde.
§ 10 - L'ESPRIT DE L'UNIVERS
Certains penseurs ont estimé que le mouvement, par
lequel s'opère la connexion de la forme et de la matière, est comme un
esprit intermédiaire entre la forme et la matière, et ils ont considéré
qu'il était répandu dans le firmament, les planètes et les choses
terrestres. D'abord ils l'ont appelé l'atropos, « celui qui ne
tourne pas », parce qu'ils croyaient que le firmament se mouvait, d'un
mouvement simple, de l'orient à l'occident. En second lieu ils l'ont
appelé clotho, c'est-à-dire la rotation, parce que les planètes
vont d'occident en orient par un mouvement de rotation contre le
firmament. En troisième lieu lachesis, c'est-à-dire hasard, parce
que le hasard gouverne les choses terrestres. Le mouvement des planètes
est comme une évolution du premier mouvement et le mouvement des choses
temporelles et terrestres une évolution du mouvement des planètes.
Dans les choses terrestres se cachent des causes
d'événements comme la moisson dans les semailles ; c'est pourquoi les
philosophes ont dit que ce qui est enfermé dans l'âme du monde comme dans
une pelote se développe et prend son extension grâce à un tel mouvement.
Comme l'artiste qui veut sculpter une statue dans la pierre et qui a en
lui, à l'état d'idée, la forme de sa statue, réalise, au moyen
d'instruments qu'il met en œuvre, la forme même de sa statue, à la
représentation, à l'image de son idée, les philosophes pensaient que, de
la même façon, l'esprit ou âme du monde portait en elle les modèles des
choses et développait, grâce au mouvement, ces modèles dans la matière. Et
ce mouvement, disaient-ils, est répandu en toutes choses, comme l'âme du
monde ; ce mouvement, dans le firmament, les planètes et les choses
terrestres, est, comme le destin descendant en acte et en œuvre de sa
place de destin dans la substance, le développement du destin dans la
substance, parce que la chose est déterminée à être ceci ou cela par ce
mouvement lui-même ou esprit. Cet esprit de connexion procède à la fois de
la possibilité et de l'âme du monde, en effet la matière, parce que de son
aptitude à recevoir une forme, elle tient un désir, comme le mal désire le
bien, et la privation la possession, et parce que la forme désire être en
acte et qu'elle ne peut pas subsister d'une façon absolue, puisque son
être n'existe pas et qu'elle n'est pas Dieu, la matière, dis-je, descend
pour être d'une façon restreinte dans la possibilité ; autrement dit,
tandis que la possibilité s'élève pour être en acte, la forme descend pour
finir, parachever et terminer la possibilité. Et ainsi, de la montée et de
la descente, naît le mouvement qui les lie ; or, le mouvement est le moyen
de connexion de la puissance et de l'acte, parce que le fait de mouvoir
naît, sorte intermédiaire, de la possibilité mobile et du moteur formel.
Donc, l'esprit dont nous parlons est répandu, à l'état
restreint à travers l'univers entier et chacune de ses parties ; c'est lui
que l'on nomme la nature. Donc la nature est, pour ainsi dire, ce qui
enferme toutes les choses qui se produisent grâce au mouvement. Comment
donc ce mouvement se restreint-il de l'universel jusque dans le
particulier, en conservant son ordre à travers tous ces degrés ? Éclairons
ceci d'un exemple : lorsque je dis « Dieu est », cette prière
s'avance par un certain mouvement mais dans un ordre particulier : d'abord
je prononce les lettres, puis les syllabes, puis les mots, puis enfin la
prière, bien que l'oreille ne distingue pas les degrés de cet ordre ; or,
c'est ainsi que le mouvement descend par degrés de l'univers dans le
particulier, et c'est là qu'il est restreint par un ordre temporel ou
naturel. Or, ce mouvement ou esprit descend de l'esprit de Dieu, qui par
le mouvement lui-même met tout en mouvement. Donc, de même que, dans celui
qui parle, il y a un esprit qui procède de celui qui parle et qui est
restreint dans la prière, ainsi en est-il de Dieu qui est l'esprit duquel
descend tout mouvement. En effet la Vérité nous dit : « Ce n'est pas vous
qui parlez, mais l'esprit de votre père qui parle en vous. » II en est de
même de tous autres mouvements et opérations. Donc, cet esprit créé est
l'esprit sans lequel rien n'est un, ou ne peut subsister, mais ce monde
tout entier et toutes ces choses qui sont en lui, grâce à cet esprit qui
remplit tout, sont d'une façon naturelle et connexe ce qu'elles sont, pour
que la puissance soit en acte par son moyen, et l'acte dans la puissance
par son moyen. Et c'est là le mouvement de connexion amoureuse qui porte
toutes les choses vers l'unité, pour former, à elles toutes, un seul
univers ; en effet tandis que toutes les choses se meuvent
individuellement pour être ce qu'elles sont d'une meilleure manière,
aucune ne le faisant exactement comme une autre, cependant chacune
restreint à sa manière propre le mouvement de quelque chose et participe
de lui d'une façon médiate ou immédiate (comme les éléments et ce qui les
compose participent du mouvement du ciel, et tous les membres du mouvement
du cœur) pour que l'univers soit un. Et, grâce à ce mouvement les choses
sont de la meilleure façon qu'elles peuvent, et se meuvent pour être
conservées en elles-mêmes ou dans leur espèce, grâce à la connexion
naturelle des sexes, car la nature, qui enferme en elle le mouvement, les
unit même lorsqu'ils se trouvent à l'état restreint d'une façon divisive
dans les individus. Donc, le mouvement maximum simple n'existe pas, car
celui-là coïncide avec le repos. C'est pourquoi le mouvement absolu n'est
pas, car il est le repos absolu, il est Dieu ; et celui-là enferme en lui
tous les mouvements. Donc, ainsi que toute possibilité se trouve dans la
possibilité absolue, qui est Dieu éternel, et que toute forme, tout acte
se trouve dans la forme absolue, qui est le Verbe du Père, et le Fils,
dans les choses divines, ainsi tout mouvement de connexion, toute
proportion, toute harmonie qui unit se trouve dans la connexion absolue de
l'Esprit divin, pour que Dieu soit le seul principe de toutes choses, lui
en qui tout est et par qui tout est, dans l'unité de la trinité ; or,
celle-ci se restreint, tout en gardant une ressemblance, en se soumettant
au plus et au moins entre le maximum et le minimum simples, et elle passe
par des degrés : d'une part le degré de puissance, acte et mouvement de
connexion, dans les intelligences, dont le mouvement consiste à intelliger
; d'autre part celui de matière, forme et lien dans les choses
corporelles, dont le mouvement consiste à être ; nous toucherons ce sujet
ailleurs ; mais, pour le moment, que ces remarques sur la trinité de
l'univers nous suffisent.
§11 - COROLLAIRES SUR LE MOUVEMENT
Peut-être ceux qui auront lu ces considérations tout à
fait nouvelles s'étonneront-ils de ce que la docte ignorance montre
qu'elles sont vraies. Elles nous ont appris déjà que l'univers est trine ;
qu'il n'y a aucun objet dans l'univers dont l'unité ne soit composée de
puissance, d'acte et de mouvement de connexion ; aucun de ces trois
éléments ne peut subsister d'une façon absolue, sans un autre ; et ainsi
ils se trouvent nécessairement en toutes choses suivant des degrés très
divers et tellement différents qu'il ne peut y avoir dans l'univers deux
objets égaux en tout d'une façon simple ; c'est pourquoi il est
impossible, vu les divers mouvements des astres, que le moteur du monde
ait quelque chose, la terre sensible par exemple, ou l'air, ou le feu, ou
n'importe quoi d'autre, pour centre fixe et immobile, en effet,
dans le mouvement, on ne parvient pas au minimum simple, comme un centre
fixe, car il est nécessaire que le minimum coïncide avec le maximum. Donc,
le centre du monde coïnciderait avec sa circonférence.
Donc, le monde n'a pas de circonférence, car, s'il
avait un centre et une circonférence, il aurait ainsi en lui-même son
commencement et sa fin, et le monde serait lui-même terminé par rapport à
quelque chose d'autre ; il y aurait en dehors du monde autre chose et un
lien, tout ceci ne présente aucune vérité. Donc, comme il n'est pas
possible que le monde soit enfermé entre un centre matériel et une
circonférence, le monde est inintelligible, lui dont le centre et la
circonférence sont Dieu ; et, alors que notre monde n'est pas infini,
néanmoins on ne peut pas le concevoir comme fini, puisqu'il n'a pas de
limites entre lesquelles il soit enfermé. Donc la terre, qui ne peut pas
être le centre, ne peut pas être privée absolument de mouvement ; il est
même nécessaire qu'elle ait un mouvement tel qu'elle puisse encore en
avoir un infiniment moins fort. Donc, de même que la terre n'est pas le
centre du monde, la circonférence de ce dernier n'est pas davantage la
sphère des étoiles fixes, bien que, si l'on compare la terre au ciel, la
terre paraisse plus proche du centre et le ciel plus près de la
circonférence. Donc, la terre n'est au centre ni de la huitième, ni de
toute autre sphère, et l'apparence des six étoiles au-dessus de l'horizon
ne prouve pas que la terre soit au centre de la huitième sphère. En effet,
si elle était même à une certaine distance du centre et dans les alentours
de l'axe des pôles, de sorte que d'une part elle fût élevée vers un pôle
et de l'autre abaissée vers l'autre, alors, aux hommes situés à une
distance des pôles aussi grande que s'étend l'horizon, une moitié
seulement de la sphère apparaîtrait, comme il est clair. Même le centre du
monde n'est pas à l'intérieur de la terre plutôt qu'à l'extérieur ; et la
terre n'a pas plus de centre que n'importe quelle sphère : en effet un
centre est un point équidistant d'une circonférence et il n'est pas
possible qu'existe une sphère ou un cercle si vrai qu'on ne puisse pas en
donner de plus vrais ; donc, il est clair aussi qu'on ne peut pas
davantage donner un centre tel qu'on ne puisse pas en donner un plus vrai
et plus précis : hors de Dieu, on ne saurait trouver d'équidistance
précise à des points divers, parce que lui seul est l'égalité infinie.
Donc, celui qui est le centre du monde, à savoir Dieu dont le nom est
béni, celui-là est le centre de la terre et de toutes les sphères, et de
tout ce qui est dans le monde, lui qui est en même temps la circonférence
infinie de toutes choses.
En outre il n'y a pas, dans le ciel, de pôles immobiles
et fixes, bien que le ciel des étoiles fixes paraisse décrire par son
mouvement des cercles d'une grandeur progressive, cercles plus petits que
les colures, ou que l'équinoxial, et ainsi de suite pour les
intermédiaires ; mais, nécessairement, toute partie du ciel est en
mouvement, bien qu'inégalement, vu les cercles que décrit le mouvement des
étoiles. C'est pourquoi, comme certaines étoiles semblent décrire un
cercle maximum, d'autres semblent en décrire un minimum ; mais on ne
trouve pas d'étoile qui ne décrive aucun cercle. Donc, parce qu'il n'y a
pas de pôle fixe sur la sphère, il est évident qu'on ne peut pas leur
trouver un milieu équidistant des pôles. Donc il n'y a pas, sur la
huitième sphère, d'étoile qui décrive par sa révolution un cercle maximum,
car, nécessairement, elle serait à égale distance des pôles, et ceux-ci
n'existent pas ; par conséquent il n'y en a pas non plus qui décrive le
cercle minimum. Donc, les pôles des sphères coïncident avec le centre pour
que le centre ne soit pas autre chose que le pôle, c'est-à-dire le Dieu
que nous bénissons. Et, parce que nous ne pouvons saisir le mouvement que
par rapport à quelque chose de fixe, pôles ou centres, et que nous
présupposons ceux-ci dans les mesures de mouvements, il suit que, nous
mouvant dans les conjectures nous trouvons que nous errons en tout, et
nous nous étonnons quand, d'après les règles des anciens, nous ne trouvons
pas les étoiles à leur place : c'est que nous avons cru exactes leurs
conceptions des centres, des pôles et des mesures. De ceci on déduit
manifestement que la terre est en mouvement. Et parce que nous avons
appris que les éléments se meuvent grâce au mouvement d'une comète de
l'air et du feu, et que la lune se meut moins de l'orient à l'occident que
Mercure, Vénus ou le soleil et ainsi de suite, il suit que la terre se
meut encore moins que tous les astres ; et cependant elle n'est pas comme
une étoile décrivant autour d'un centre ou d'un pôle un cercle minimum, et
la huitième sphère, ou toute autre, ne décrit pas un cercle maximum, comme
on vient de le prouver.
Donc considère, en pénétrant plus avant encore, qu'à la
manière des étoiles qui se meuvent autour de pôles conjecturaux sur la
huitième sphère, la terre, la lune et les planètes sont comme des étoiles
qui se meuvent, à une certaine distance et de façons différentes, autour
d'un pôle ; ce pôle étant, par supposition, à la place où, croit-on, se
trouve le centre. Donc, bien que la terre soit comme une étoile plus
proche du pôle central, cependant elle est en mouvement, et, dans sa
course, elle ne décrit pas le cercle minimum : on l'a montré. Que dis-je ?
ni le soleil, ni la lune, ni la terre, ni aucune sphère — bien que le
contraire nous paraisse vrai — ne peuvent décrire dans leur course un
véritable cercle, puisqu'ils ne se meuvent pas au-dessus d'un point fixe.
Il est impossible de donner un cercle si vrai, qu'on n'en puisse donner un
plus vrai encore, et jamais un astre ne se meut à un moment donné
exactement comme à un autre moment, ou ne décrit un cercle
vraisemblablement égal, quelles que soient les apparences. Donc, si l'on
veut comprendre au sujet du mouvement de l'univers autre chose que ce que
l'on a déjà dit, il faut fusionner le centre avec les pôles, en s'aidant
autant que possible de l'imagination ; supposons en effet quelqu'un sur la
terre et sous le pôle arctique et quelqu'un sur le pôle arctique, de même
que, à celui qui se trouverait sur terre, le pôle semblerait placé au
Zénith, ainsi à celui qui se trouverait au pôle le centre semblerait placé
au Zénith. Et, comme les antipodes ont, comme nous, le ciel au-dessus
d'eux, ainsi à des hommes qui se trouveraient à n'importe lequel des deux
pôles la terre semblerait être au Zénith ; et partout où l'on se trouve on
croit être au centre. Fusionnons donc ces imaginations diverses, de sorte
que le centre soit le Zénith et inversement ; alors, au moyen de
l'intelligence, à qui la docte ignorance est si utile, on voit qu'il est
impossible d'atteindre le monde, son mouvement, sa figure, parce qu'il
apparaîtra comme une roue dans une roue, et une sphère dans une sphère,
n'ayant nulle part de centre ou de circonférence : on l'a dit plus haut.
§ 12 - LES CONDITIONS DE LA TERRE
A ce que nous venons de dire les anciens n'avaient pas
touché, car pour la docte ignorance ils se sont trouvés en défaut. Il nous
est déjà manifeste que cette terre se meut en vérité, bien qu'elle ne le
paraisse pas, car nous ne saisissons le mouvement que grâce à une
comparaison avec un point fixe. Si quelqu'un ignorait que l'eau coule,
qu'il ne vît pas les rives et se trouvât sur un navire au milieu des eaux,
comment comprendrait-il que le navire est en mouvement ? Et, pour cette
raison, que quelqu'un se trouve sur terre, dans le soleil ou une autre
étoile, il lui semblera toujours qu'il est sur le centre immobile et que
toutes les autres choses sont en mouvement ; toujours, à coup sûr,
celui-là se constituera d'autres pôles, autres s'il est dans le soleil,
autres s'il est sur la terre, autres dans la lune, à Mars et ainsi de
suite. Donc la machine du monde a, pour ainsi dire, son centre partout et
sa circonférence nulle part, parce que Dieu est circonférence et centre,
lui qui est partout et nulle part.
Même la terre n'est pas sphérique, comme on l'a dit,
bien qu'elle tende à la sphéricité, car la figure du monde est restreinte
en ses parties, de même que le mouvement ; or, la ligne infinie est
considérée comme restreinte d'une façon telle qu'il ne puisse y avoir de
figure restreinte plus parfaite et qui embrasse plus de propriétés ; donc
elle est circulaire, puisque dans une telle figure le principe coïncide
avec la fin. Donc, le mouvement plus parfait que les autres est
circulaire, et la figure corporelle la plus parfaite est la sphère. Or,
tout mouvement de la partie se dirige vers le tout en vue d'un
perfectionnement : les choses lourdes vont vers la terre, les choses
légères s'élèvent, la terre va vers la terre, l'eau vers l'eau, l'air vers
l'air, le feu vers le feu ; c'est pourquoi le mouvement du tout tâche,
autant qu'il peut, d'être circulaire et toute figure d'être sphérique ;
nous en faisons l'expérience dans les membres des animaux, dans les
arbres, dans le ciel. De là vient qu'un mouvement est plus circulaire et
plus parfait qu'un autre, et, de même, les figures ont des différences.
Donc, la figure de la terre est mobile et sphérique,
son mouvement est circulaire, tout en n'étant pas parfait. Et, parce que
le maximum dans le monde n'existe pas dans les perfections, les mouvements
et les figures, comme on le comprend, d'après ce qui précède, il n'est pas
vrai que la terre soit le plus vile et le plus bas des astres : sans doute
elle paraît plus centrale que le reste du monde ; mais, pour la même
raison, elle est plus proche du pôle, comme on l'a dit. Et la terre
elle-même n'a pas de rapport de proportion avec le monde, elle n'en est
pas une partie aliquote ; en effet parce que le monde n'a ni maximum ni
minimum, il n'a pas non plus de milieu, ni de parties aliquotes ; il n'en
a pas plus qu'un homme ou un animal ; en effet la main n'est pas une
partie aliquote de l'homme, bien que son poids semble avoir une proportion
avec le corps, de même que sa grandeur et sa figure. En outre, la couleur
noire de la terre ne prouve pas qu'elle soit vile ; en effet, si quelqu'un
se trouvait dans le soleil, il ne verrait pas cette clarté que nous voyons
; si l'on considère le corps du soleil on voit, au centre, une sorte de
terre, à la circonférence, une lueur comme celle d'un feu, et, entre les
deux, un nuage aqueux, pour ainsi dire, et de l'air plus clair : la terre
possède les même éléments. C'est pourquoi, si quelqu'un se trouvait en
dehors de la région en feu, notre terre semblerait, sur la circonférence
de sa région, à cause du feu, une étoile lumineuse ; ainsi que le soleil
nous semble extrêmement lumineux à nous qui sommes en dehors de la
circonférence de la région solaire ; et la lune ne nous paraît pas aussi
lumineuse, sans doute parce que nous nous trouvons non loin de sa
circonférence, vers ses parties plus centrales, comme dans sa région pour
ainsi dire aqueuse, et, par suite, nous ne voyons pas sa lumière, bien
qu'elle ait une lumière propre, qui apparaît aux êtres placés aux
extrémités de sa circonférence, et c'est seulement la lumière de réflexion
du soleil qui nous apparaît ; même, à cause de cela, la chaleur de la
lune, qui est, sans aucun doute, produite en plus grande quantité, par
suite du mouvement, sur la circonférence, où le mouvement est plus grand,
ne nous est pas communiquée, comme dans le soleil. Donc la terre paraît
située entre les régions du soleil et de la lune, et, par leur moyen,
participe de l'influence d'autres étoiles, que nous ne voyons pas, parce
que nous nous trouvons hors de leurs régions ; en effet, nous ne voyons
que les régions de celles qui scintillent.
Donc, la terre est une étoile noble, qui a une lumière,
une chaleur et une influence autres que celles de toutes les autres
étoiles ; de même que chacune diffère de n'importe quelle autre par sa
lumière, sa nature et son influence, ainsi chacune communique à une autre
lumière et influence ; non pas intentionnellement, puisque toutes les
étoiles ne font que se mouvoir et étinceler, pour être d'une meilleure
manière : c'est alors que naît par conséquent la participation : la
lumière luit de sa propre nature, et non pas afin que je voie ; mais, en
conséquence, la participation se fait quand j'use de la lumière afin de
voir. Or, c'est ainsi que Dieu, dont le nom est béni, a créé toutes choses
: tandis que chaque objet s'efforce de conserver son être, comme un don de
Dieu, il fait cela en communion avec les autres objets : le pied, par
exemple, n'est pas utile à lui-même seulement, mais à l'œil, aux mains, au
corps, à l'homme tout entier, parce qu'il ne sert qu'à marcher. Il en va
de même de l'œil, des autres membres et des fractions du monde. Platon, en
effet, a dit que le monde est un animal ; si l'on conçoit Dieu comme son
âme — sans aucune immersion — beaucoup de ce que nous avons dit sera
clair.
Et il ne faut pas dire, parce que la terre est plus
petite que le soleil et qu'elle est sous son influence, qu'elle soit plus
vile pour cette raison-là : en effet la région totale de la terre, qui
s'étend jusqu'à la circonférence du feu, est grande. Et, bien que la terre
soit plus petite que le soleil, comme on le sait d'après l'ombre et les
éclipses, cependant on ne sait pas de combien la région du soleil, elle,
est plus grande ou plus petite que la région de la terre ; mais elle ne
peut pas lui être strictement égale, car aucune étoile ne peut être égale
à une autre. Et la terre n'est pas l'étoile la plus petite, car elle est
plus grande que la lune, comme l'expérience des éclipses nous l'a appris,
et que Mercure même, comme disent d'aucuns et, peut-être, que d'autres
étoiles. Donc d'une considération de grandeur, on ne conclut pas que la
terre soit vile.
Même, l'influence qu'elle reçoit n'est pas une preuve
d'imperfection ; en effet, comme elle est une étoile, elle influe
également, sans doute, sur le soleil et sur sa région, comme on l'a dit
plus haut, et comme l'expérience nous apprend que nous sommes au centre où
confluent les influences, nous n'avons aucune expérience de cette
influence. En effet, la terre est comme une possibilité, le soleil comme
une âme ou intellectualité formelle par rapport à elle, et la lune un lien
entre eux, de telle sorte que ces étoiles, placées à l'intérieur d'une
seule région, unissent mutuellement leurs influences et les unissent aussi
(l) à d'autres, Mercure, Vénus et toutes celles qui existent au-delà,
comme l'ont dit des anciens et même quelques modernes ; ainsi il est clair
qu'il y a une telle corrélation d'influence que l'une ne peut exister sans
l'autre. Donc, cette influence sera une et trine en quoi que ce soit de la
même façon, à des degrés divers. C'est pourquoi il est clair que l'homme
ne peut pas savoir si la région de la terre est à un degré plus parfait ou
moins noble par rapport aux régions des autres étoiles : soleil, lune, à
ce point de vue.
Au point de vue du lieu non plus. Sans doute notre
emplacement dans le monde est l'habitation des hommes, des animaux et des
végétaux, et ils sont en degré moins nobles que les habitants de la région
solaire et des autres étoiles. Mais, bien que Dieu soit le centre et la
circonférence de toutes les régions d'étoiles et que, de lui, procèdent
les diverses natures de noblesse qui habitent dans chaque région pour
empêcher d'être vides tant d'emplacements célestes et stellaires, et non
pas seulement la terre, qui est peut-être habitée d'êtres moindres, il ne
semble pourtant pas qu'on puisse trouver une nature plus noble et plus
parfaite selon ce qu'elle est, que la nature intellectuelle, qui habite
cette terre, comme sa propre région ; et cela, même s'il y a dans d'autres
étoiles des habitants d'un autre genre ; en effet, l'homme ne désire pas
une autre nature, mais il cherche à être parfait dans la sienne.
Donc, les habitants des autres étoiles sont hors de
proportion, quelle que soit leur nature, avec les habitants de ce monde,
même si l'ensemble de leur région est avec l'ensemble de la nôtre, dans
une relation invisible pour nous, par rapport à la fin de l'univers, de
telle façon que les habitants de notre terre ou région aient, avec les
autres habitants, par le moyen de la région universelle, un rapport
mutuel, comme les articulations particulières des doigts de la main ont,
par le moyen de la main, un rapport de proportions avec le pied, et les
articulations particulières du pied, par le moyen du pied, une proportion
avec la main, afin que tout soit proportionné par rapport à l'animal
entier. Donc, comme cette région entière nous est inconnue, ces habitants
nous restent tout à fait inconnus ; de même, il arrive sur la terre que
des animaux d'une seule espèce, composant comme une région spécifique,
s'unissent entre eux, participent, à cause de leur communauté de région,
de ce qui appartient à leur région, ne s'embarrassant nullement des autres
et n'en saisissant rien véritablement. En effet, un animal d'une espèce ne
peut pas saisir un concept d'un animal d'une autre espèce, car celui-ci
l'exprime par des signes vocaux si ce n'est dans un très petit nombre de
signes, superficiellement, et, même alors, grâce à une longue habitude et
jamais d'une façon sûre. Or, nous pourrons encore moins connaître les
habitants d'une autre région en les supposant, dans la région du soleil,
plus solaires, clairs, illuminés, intellectuels, plus spirituels que dans
la lune, dont les habitants sont plus lunatiques et que sur la terre où
ils sont plus matériels et grossiers, de sorte que ces natures
intellectuelles du soleil soient plus en acte et peu en puissance, alors
que les terriens sont plus en puissance et peu en acte, et que les
lunaires sont intermédiaires.
Cela, nous le conjecturons d'après l'influence ignée du
soleil, en même temps aquatique et aérienne de la lune et la pesanteur
matérielle de la terre ; nous raisonnons pareillement au sujet des autres
régions d'étoiles, supposant que nulle d'elles n'est privée d'habitants,
comme s'il y avait autant de fractions particulières et mondiales d'un
univers un, qu'il y a d'étoiles (or, celles-ci sont innombrables), de
telle sorte qu'un monde unique universel soit restreint d'une façon trine,
par sa progression quaternaire qui peut descendre, en des particuliers si
nombreux qu'ils n'ont pas de nombre, si ce n'est chez celui qui a tout
créé dans le nombre.
Même, la corruption des choses sur la terre, dont nous
faisons l'expérience, n'est pas une preuve valide de manque de noblesse.
En effet, parce que le monde est universel et que toutes les étoiles
particulières exercent, les unes sur les autres, des influences mutuelles,
on ne pourra pas établir avec certitude que quelque chose soit entièrement
corruptible ; lorsque les influences restreintes, pour ainsi dire, dans un
individu se dissolvent, il peut exister selon un autre mode d'être, de
sorte que tel ou tel mode d'être particulier disparaisse, mais qu'il n'y
ait pas de mort, comme dit Virgile ; la mort, en effet, paraît n'être
qu'une résolution du composé dans le composant, et qui pourra savoir si
une telle résolution n'arrive que chez les habitants de la terre ?
Certains ont dit qu'il y a autant d'espèces de choses sur la terre qu'il y
a d'étoiles. Donc, si la terre restreint ainsi l'influence de toutes les
étoiles à des espèces singulières, d'une telle façon qu'il n'y en ait pas
de semblable dans les régions d'autres étoiles, qui reçoivent les
influences d'autres encore, qui pourra savoir si toutes les influences
d'abord restreintes dans une composition rentrent dans la dissolution, de
telle sorte qu'un animal qui est maintenant un individu restreint d'une
certaine espèce, dans la région de la terre, se libère par une dissolution
de toute influence des étoiles, de façon à (2) rentrer dans son principe,
sa forme rentrant seulement dans l'étoile qui lui était propre, de
laquelle l'espèce a reçu l'être actuel sur la terre qui est sa mère
? Ou bien si la forme retourne seulement au modèle, ou âme du monde, comme
disent les Platoniciens, et la matière à la possibilité, tandis que
l'esprit d'union reste dans le mouvement des étoiles, lequel esprit,
lorsqu'il cesse d'unir, se retire parce que les organes ne sont plus
disposés pour lui, ou pour d'autres raisons, et, ainsi, par suite de la
diversité de mouvement il crée la séparation : il retourne, pour ainsi
dire, aux astres, la forme s'élève au-dessus de l'influence des astres, et
la matière descend au-dessous ? Ou bien si les formes d'une région
quelconque se reposent dans une forme plus haute, intellectuelle par
exemple, et, par elle, atteignent ce but, qui est le but du monde, et
comment, par elle, les formes inférieures atteignent ce but en Dieu, et
comment elle s'élève à la circonférence qui est Dieu, alors que le corps
descend vers le centre, où est Dieu aussi, de sorte que le mouvement de
toutes les choses soit dirigé vers Dieu, dans lequel un jour, de même que
le centre et la circonférence sont un en Dieu, le corps et l'âme, bien que
celui-là paraisse descendre vers le centre et celle-ci aller vers la
circonférence (3), s'uniront à nouveau en Dieu, tout mouvement ne cessant
pas, mais seulement celui qui sert à la génération, la génération
successive disparaissant, car les parties qui composent essentiellement le
monde, celles sans lesquelles le monde ne peut pas exister, reviendront
nécessairement, alors que reviendra l'esprit d'union, qui lie la
possibilité à sa forme ? Tout cela, aucun homme ne pourra le savoir si ce
n'est par une inspiration particulière de Dieu. Mais personne ne met en
doute que le Dieu de toute bonté ait tout créé pour lui et qu'il ne
veuille pas que rien périsse de ce qu'il a fait, et l'on sait qu'il comble
de dons tous ceux qui lui rendent un culte ; cependant Dieu seul connaît,
car c'est là son œuvre à lui, le mode de cette œuvre divine, de sa
rémunération présente et future. Mais je dirai plus bas, autant que Dieu
m'en donnera l'inspiration, quelques mots sur ce sujet ; pour le moment ce
que nous en avons vu avec ignorance nous suffit.
(1) Nous suivons le texte d'A, B, C.
(2) Le texte de T est très clair, à notre sens.
(3) Le futur des manuscrits et des éditions ne laisse
aucune place au doute.
§ 13 - L'ART ADMIRABLE DE DIEU DANS LA CRÉATION DU
MONDE ET DES ÉLÉMENTS
Parce [que] la sagesse des sages proclame unanimement
que, par la grandeur, la beauté et l'ordre des choses que nous voyons
bien, nous sommes frappés de stupeur devant l'art et la supériorité de
Dieu, et que nous avons déjà quelques mots des chefs-d'œuvre de la science
admirable de Dieu, ajoutons brièvement quelques considérations
admiratives, à propos de la création de l'univers, sur la place et l'ordre
des éléments. Dieu s'est servi, dans la création du monde, de
l'arithmétique, de la géométrie, de la musique et de l'astronomie, tous
arts dont nous faisons usage aussi quand nous recherchons les proportions
des choses, des éléments et des mouvements. En effet, par l'arithmétique
il en a fait un tout ; par la géométrie il les a façonnés de telle manière
qu'ils eussent une forme, une stabilité et une mobilité en rapport avec
leurs conditions ; par la musique il leur a donné des proportions telles
qu'il y eût autant de terre dans la terre que d'eau dans l'eau, que d'air
dans l'air et de feu dans le feu ; qu'aucun élément ne pût se résoudre
totalement dans un autre, d'où il résulte que la machine du monde ne peut
pas périr, et bien qu'une partie d'un objet puisse se résoudre en un
autre, cependant jamais l'air tout entier, tout mêlé d'eau qu'il soit, ne
peut être converti en eau, parce que l'air ambiant empêche cela, de sorte
qu'il y ait toujours mélange des éléments. C'est pourquoi Dieu a fait se
résoudre mutuellement certains des éléments, et, quand cela se fait avec
du retard, quelque chose naît de l'accord des éléments en vue de ce qui
peut naître, cela dure aussi longtemps que l'accord des éléments, et dès
qu'il est rompu, ce qui s'est produit se rompt et se dissout.
C'est pourquoi l'on peut dire que les éléments ont été
constitués par Dieu dans un ordre admirable, car Dieu a tout créé dans le
nombre, le poids et la mesure ; le nombre appartient à l'arithmétique, le
poids à la musique, la mesure à la géométrie ; la pesanteur est soutenue
par la légèreté qui la presse : la terre, qui est pesante, est comme tenue
suspendue, en son milieu, par le feu ; mais la légèreté fait effort contre
la pesanteur, comme le feu contre la terre. Et, tandis que la sagesse
éternelle mettait en ordre tout cela, elle usait d'une proportion que les
mots n'exprimeraient pas, de façon à prévoir de combien tel élément devait
précéder tel autre, réglant les éléments pour que l'eau fût plus légère
que la terre autant de fois que l'air est plus léger que l'eau, et le feu
que l'air ; elle fit concourir le poids avec la grandeur, et occuper au
contenant un plus grand espace qu'au contenu. Elle régla leurs rapports
mutuels de telle façon que l'un fût nécessairement dans l'autre. La terre
est, nous dit Platon, comme un animal qui a les pierres pour os, les
rivières pour veines, les arbres pour poils, et les animaux qui se
nourrissent entre ces derniers sont comme les bestioles entre les poils
des animaux. Et la terre est par rapport au feu ce qu'est le monde par
rapport à Dieu ; en effet, le feu a, eu égard à la terre, beaucoup de
ressemblances avec Dieu : sa puissance n'a pas de fin, puisqu'il opère,
pénètre, illustre, distingue et forme toutes choses sur terre par le moyen
de l'air et de l'eau, et tout ce qu'ont tous les objets qui naissent de la
terre est une œuvre du feu d'une autre manière, de sorte que les formes
des choses viennent de la diversité de resplendissement du feu. Cependant
le feu est plongé dans les choses elles-mêmes, sans elles il n'est pas et
les choses de la terre ne sont pas. Or, Dieu n'existe qu'absolu, donc,
pour ainsi dire, il n'est qu'un feu consumant absolu et une clarté absolue
: Dieu, qui a été appelé par les anciens « la lumière », « celui en qui
les ténèbres n'existent pas », de l'ignéité et de la clarté de qui toutes
les choses qui sont, s'efforcent, autant qu'elles peuvent, de participer,
comme nous le voyons dans tous les astres, où l'on trouve, restreinte
matériellement, une telle clarté ; cette clarté, du reste, discrétive et
pénétrative, est comme restreinte d'une façon immatérielle dans la vie
intellectuelle des vivants.
Qui n'admire pas cet ouvrier qui s'est servi dans les
sphères les étoiles et les régions des astres, d'un art tel que,
dépourvues (l) de toute précision, entièrement diverses les unes des
autres, elles fussent dans un accord universel, réglant d'avance, dans un
monde unique, les grandeurs des étoiles, leur place et leur mouvement,
mettant les distances des étoiles dans un ordre tel que, si chaque région
n'était pas comme elle est, elle ne pourrait pas être elle-même, à la
place où elle est et dans l'ordre où elle est, et l'univers lui-même ne
pourrait pas exister ; il a donné à toutes les étoiles une diversité de
clarté, d'influence, de figure, de couleur et de chaleur, la chaleur
accompagnant la clarté non sans influer sur elle ; ainsi, il constituait
proportionnellement la proportion mutuelle des parties, de façon que, dans
n'importe laquelle, le mouvement des parties allât vers le tout, vers le
bas et le milieu dans les objets pesants, vers le haut à partir du milieu
dans les objets légers, et autour du milieu, comme nous percevons le
mouvement circulaire des étoiles.
Dans ces choses si admirables, si variées et si
diverses, nous progressons, grâce à la docte ignorance, conformément à nos
prémices : nous ne pouvons savoir aucune raison d'aucune des œuvres de
Dieu, mais nous pouvons nous étonner, simplement, de la grandeur du
Seigneur, qui n'a pas de fin ; Dieu, maximité absolue, est à la fois
l'auteur de toutes ses œuvres, le seul qui les connaisse et leur fin, pour
que tout soit en lui, et que rien ne soit hors de lui, qui est le
principe, le moyen et la fin de tout, le centre et la circonférence de
l'univers, de sorte qu'il soit l'objet de toutes les recherches, car, sans
lui, toutes les choses sont le néant : qu'on le possède, lui seul, et l'on
a tout, car il est tout ; et l'on sait tout, car il est la vérité de tout
; il veut aussi que la machine si étonnante du monde nous remplisse
d'étonnement et cependant il nous la cache d'autant plus que nous nous
étonnons davantage ; car il est celui qui veut être cherché de tout cœur
et de tout amour ; et, comme il habite la lumière inaccessible que tout
recherche, seul, il peut ouvrir à ceux qui frappent et donner à ceux qui
demandent. Et aucune créature n'a le pouvoir de s'ouvrir à soi-même,
lorsqu'elle frappe, et de se montrer ce qu'elle est, puisqu'elle n'est
rien sans celui qui est en tout. Mais, à la vérité, elle répondra à ceux
qui, dans la docte ignorance, lui demanderont ce qu'elle est, comment ou
pourquoi elle l'est : «De moi je ne peux rien te répondre d'autre que rien
du tout, car je n'ai pas la connaissance de moi-même, mais celui-là seul,
par l'intelligence duquel je suis ce qu'il veut en moi, commande et sait.
Toutes les créatures, nous sommes muettes ; c'est lui qui parle en toutes
; il nous a faites ; seul, il sait ce que nous sommes, comment et
pourquoi. Si tu veux savoir quelque chose de nous, demande-le à notre
raison et à notre cause, ne le cherche pas en nous ; là au contraire tu
trouveras tout en cherchant une chose. Et tu ne peux pas te trouver
toi-même si ce n'est en celle-ci». «Donc, dit notre ignorance, tâche de te
trouver en elle, et puisque tout est en elle, rien ne pourra te manquer. »
Il ne nous appartient pas d'accéder à l'inaccessible, mais cela
n'appartient qu'à celui qui nous a donné une figure tournée vers lui, avec
le plus grand désir de chercher ; et lorsque nous aurons fait cela, comme
il est infiniment bon, il ne nous abandonnera pas ; mais il se montrera à
nous lui-même, et lorsque sa gloire nous sera apparue, il nous rassasiera
éternellement, celui dont le nom soit béni dans les siècles. Ainsi
soit-il.
(1) Il faut garder le < ut > des éditeurs A, B,
C et non lire ut sint avec T.