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La postérité
B. Pascal

 

 

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la docte ignorance, de Nicolas de Cues à Jacques Lacan

N. de Cues

Le père de N. de Cues était passeur...sur la Moselle. Malgré cette origine modeste, N. de Cues a pu suivre des études classiques, en Allemagne et en Italie; il devient spécialiste du droit de l’Eglise. Il se passionne pour la recherche d’anciens manuscrits. On lui confie diverses missions juridiques. En 1440, il écrit son oeuvre principale, La docte Ignorance. En 1445, N. de Cues est porte-parole du pape Eugène IV au concile de Bâle. Sa réputation de juriste et de polémiste est telle qu’on le surnommera l’« Hercule des Eugéniens ». Il est envoyé avec d’autres en Septembre 1446 à la diète de Francfort, puis en Juillet 1447 à la diète d’Aschaffenbourg pour rallier les électeurs de ces régions au parti du pape. Il reçoit de nombreuses sommes d’argent de la curie pour ses dépenses de voyage et pour les services rendus; il reçoit également de nombreuses faveurs : bénéfices écclésiastiques, pouvoirs particuliers d’absolution; les titres, enfin, s’accumulent : sous-diacre du pape et archidiacre de Brabant depuis 1442, il nommé cardinal par Nicolas V en Décembre 1448 et prêtre de Saint-Pierre-aux-liens en Janvier 1449.

En 1449, il écrit l’Apologie de la docte. En 1450, il écrit le Profane (De Idiota) : on y trouve des concepts centraux pour sa théorie de la connaissance. La pensée est définie comme mesure, comme nombre vivant, comme mouvement de la passion vers l’intellection. La Quadrature du cercle porte la date du 12 Juillet 1450. Ce texte établit explicitement le lien entre le problème mathématique (comment atteindre la quadrature du cercle) et le problème théologique (comment atteindre Dieu).

Sa production écrite s’interrompt pendant près de trois ans. Du 31 Décembre 1450 au 12 Avril 1452, N. de Cues accomplit la plus importante mission de sa carrière : la grande légation en Allemagne; en tant que représentant du Pape, il doit réformer la vie religieuse sur un territoire s’étendant de la Suisse à Hambourg, de Louvain à Magdebourg. En quinze mois, il parcourt plus de 70 villes. Il préside des synodes, publie des décrets de réforme, entend les plaintes, tranche des conflits, rétablit l’ordre dans les impôts écclésiastiques, met fin aux abus, réprime le commerce dans les églises, prononce quantité de sermons, nomme des délégués. Accompagné d’une petite troupe de trente hommes, il est reçu avec éclat dans la plupart des villes. Les foules se pressent parfois au point de s’étouffer sur son passage. Il est l’un des rares cardinaux allemands du moyen âge. Il cherche à réduire les cultes superstitieux, les pélerinages pour des reliques suspectes. Ses sermons sont parfois durs. La tâche la plus rude consiste à réformer la vie dans les monastères; les habitudes de luxe, les entorses à la règle, en particulier le concubinage, sont multiples. Pour y parvenir, il convoque des conciles provinciaux réunissant des archevêques, des évêques et des délégués diocésains, il menace d’excommunication des communautés entières si, dans les trois jours, les concubines ne sont pas renvoyées; il désigne ensuite des visiteurs chargés de vérifier pendant un an l’application de ses décrets dans les monastères. Il mène une vie trépidante : dormant rarement au-delà de deux heures du matin, il doit répondre à un courrier abondant, recevoir de nombreuses visites et présider lui-même quantité de séances de travail. Il écrit sur son cheval. Il n’évite pas parfois les maladresses, les injustices, les erreurs d’appréciation. Plus grave, il prend des mesures vexatoires contre les juifs. Le pape Nicolas V devra corriger après-coup certaines des mesures prises par N. de Cues.

A la fin de l’année 1452, il regagne son propre diocèse de Brixen dans les Alpes autrichiennes. Il se fait un devoir de mener au mieux la réforme de la vie religieuse dans son diocèse, mais il entre en grave conflit avec les religieuses de Sonnenburg dont l’abbesse est Verena de Stuben. Là, les jeunes filles de la noblesse tyrolienne mènent, sous couvert de vie religieuse, une existence des plus libres. L’abbesse n’entend pas se plier aux injonctions de N. de Cues. Elle veut faire échec à son autorité et en appelle à l’intervention du duc Sigismond d’Autriche. Elle joue de la rivalité entre l’évêque et le duc pour la juridiction territoriale de cette région. Malgré son attachement à la vie religieuse, N. de Cues est resté juriste et ne renonce pas à ses droits temporels. Procès, menaces, intercessions auprès du pape, sursis à exécutions, etc., tous les moyens sont bons pour résister à N. de Cues; celui-ci en est très affecté. Il se rappelle les brillantes réceptions lors de sa légation en Allemagne et ne supporte pas les affronts d’une abbesse.

Il écrit le De visione Dei en 1453; c’est un exercice de théologie mystique par l’exemple d’un tableau sur lequel un visage semble regarder le spectateur quelle que soit sa position face au tableau. Cette métaphore lui permet de développer une méditation sur le regard de Dieu, et sur les rapports entre Dieu et la création. Cette année 1453 est l’une des plus fécondes de sa vie. Il vient de recevoir la nouvelle traduction des oeuvres d’Archimède commandée par le pape Nicolas V à Jacob de Crémone. Il écrit les Compléments mathématiques. Aussitôt après les Compléments mathématiques, il poursuit par un Complément théologique pour montrer les applications de ses idées mathématiques en théologie. On voit comment les deux registres coexistent en permanence dans ses préoccupations.

En 1454, N. de Cues écrit la Paix de la Foi. Cet ouvrage contemporain de la prise de Constantinople par les Turcs est un dialogue entre des représentants de diverses religions. N. de Cues s’efforce de démontrer qu’on pourrait dépasser les divisions religieuses. Il dégage - de son point de vue - les traits essentiels et communs d’une religion universelle.

L’affaire de Sonnenburg tourne mal quand l’abbesse engage des mercenaires à son service pour prélever de force des impôts sur les habitants de la région; il en résulte un combat, des massacres et un pillage. En Juillet 1457, N. de Cues doit se réfugier dans la forteresse d’Andratz. En apprenant ces événements, le pape est indigné et somme le duc Sigismond de rendre sa liberté à l’évêque; mais il faut parlementer jusqu’au printemps pour que N. de Cues puisse quitter Andratz en Mars 1458.

En Septembre 1458, après qu’il ait définitivement perdu son diocèse, N. de Cues rencontre à Rome le cardinal espagnol de Saint-Chrysogone, Antoine de la Cerda qui lui réclame quelque chose de nouveau. Il lui écrit le De mathematica perfectione dans lequel il change de position : renonçant à déterminer exactement l’égalité de la droite et de la courbe, il recourt à l’intuition. En 1458, il compose le De Beryllo. Comme pour le De Visione Dei, il s’appuie sur une métaphore. Le béryl est une pierre translucide avec laquelle on peut fabriquer des lunettes. N. de Cues imagine un béryl pour l’intelligence, une sorte de loupe mentale comme moyen d’atteindre la vérité invisible.

En 1459, il est nommé vicaire général de Rome par le nouveau pape Pie II. Néanmoins, le conflit avec le duc Sigismond n’est pas clos. En Janvier 1460, N. de Cues doit retourner à Brixen pour réaffirmer son autorité. Malheureusement, il est à nouveau attaqué par une armée de 500 cavaliers et 3000 fantassins. Il se réfugie en Avril à Andratz, mais doit rapidement se rendre; sous la contrainte, il signe un traité par lequel il renonce à sa juridiction temporelle, abandonne les châteaux attachés à l’évêché, annule ses décrets, paie une rançon, etc. Sitôt libéré, N. de Cues récuse ce traité arraché de force et rentre à Rome qu’il ne quittera plus jusqu’à sa mort, le 11 Août 1464.

 

Le concept de docte ignorance

Le concept de docte ignorance procède de la conscience des limites de l’esprit humain. L’homme est dans l’incapacité de connaître la vérité absolue. C’est être sage que de reconnaître cette incapacité au lieu de se vanter inconsidérément, d’avoir une confiance indue en son propre pouvoir de connaissance. Au début de De Docta Ignorantia, N. de Cues parle ainsi de ce concept : L’homme dont le zèle est le plus ardent ne peut arriver à une plus haute perfection de sagesse que s’il est trouvé très docte dans l’ignorance même, qui est son propre, et l’on sera d’autant plus docte, que l’on saura mieux qu’on est ignorant. Dans le désir de savoir, la satisfaction n’est pas obtenue par la compréhension complète des choses, car alors la recherche prendrait fin; elle n’est pas non plus obtenue dans l’incompréhension totale, car alors le désir resterait entier. Elle est obtenue seulement en ce que l’on comprend ne pas pouvoir comprendre. Alors là, une certitude vient apaiser l’âme qui sait en effet seulement qu’elle ne sait rien avec certitude.

Pour expliquer son concept, N. de Cues utilise fréquemment la métaphore de la vision. Celui qui se croit capable de tout savoir est comme un hibou qui essaie de voir le soleil : il veut saisir la pleine lumière alors que ses yeux sont faits pour voir l’obscurité. Ou bien, il est comme l’aveugle qui, ayant entendu parler de la lumière du soleil et ayant appris qu’on ne pouvait la regarder en face, croit en savoir quelque chose alors qu’il en ignore tout. Le sage, au contraire, est comme le voyant qui sait par expérience qu’on ne peut pas saisir la lumière du soleil, non pas parce qu’elle serait invisible, mais parce qu’elle excède sa vue. Il sait qu’il ne peut saisir la lumière du soleil; il sait qu’il en ignore la nature et il est conscient de cette ignorance. On peut alors suggérer une solution : ne pourrait-on apercevoir indirectement cette lumière, au moyen d’un miroir, par exemple ? L’ignorant se laissera tromper par le mensonge du miroir; il ne saura pas faire la différence entre l’image de la vérité et la vérité elle-même. Le docte ignorant, lui, saura faire la différence; il saura que toute image, du fait même qu’elle est image, déchoit de la vérité de son modèle. La connaissance de l’image n’est pas une connaissance exacte de ce dont elle est image; elle reste une ignorance de la vérité même.

Le concept de docte ignorance s’appuie donc sur une théorie, d’après laquelle la connaissance exacte de la vérité est impossible. Selon N. de Cues, la vérité est fondamentalement un but inaccessible parce que notre esprit n’a pas de commune mesure avec elle; il est imprécis, limité, déficient. L’esprit humain ne peut qu’ajuster indéfiniment son appréhension de la vérité sans jamais l’atteindre. La docte ignorance est acceptation de cette impuissance humaine.

Bien entendu, ce que le Cardinal N. de Cues entend par vérité est en premier lieu Dieu lui-même. Dieu est l’infinité inaccessible. Celui qui veut l’entrevoir doit se tenir dans l’ombre de l’ignorance. L’amour de Dieu exige cette attitude humble consistant à reconnaître qu’on ne peut rien savoir de Lui, qu’il est essentiellement un mystère impénétrable. Dieu est l’inconnaissable. Certes, il se reflète dans ses créatures, comme la vérité se reflète dans ses images. Mais l’esprit humain qui voudrait le saisir à travers la diversité de ses reflets s’y perdrait. Le sage sait qu’il n’accèdera à Dieu qu’en reconnaissant qu’il est inconnaissable. Si une vision de Dieu est possible, ce n’est que par une vision intuitive dans un ravissement instantané, comme lorsqu’on aperçoit un court instant la lumière du soleil en clignant de l’oeil, et à condition que Dieu se donne à voir.

Tout cela ne signifie pas que N. de Cues soit un sceptique puisqu’il est confiant dans le développement des sciences; il est seulement convaincu qu’en matière de théologie, la raison humaine est inapte à comprendre l’infinité de Dieu. Lorsqu’elle cherche à saisir l’infini, elle s’enferme dans des contradictions. N. de Cues raconte qu’il eut une révélation, durant l’hiver 1437-1438 au retour de Crète où il était allé chercher le patriarche de l’Eglise d’Orient en vue d’une réconciliation de toute la chrétienté : il eut l’intuition d’un nouveau principe, le principe de coïncidence des opposés, d’après lequel, à l’infini, les contraires s’accordent; autrement dit, en Dieu, il n’y a pas de contradiction. Contre la théologie aristotélicienne qui exige le respect absolu du principe de non-contradiction, N. de Cues veut ménager une place pour la théologie mystique dont les formules, au regard de la raison, sont bien souvent paradoxales. Il distingue au-dessus de la raison, une seconde faculté de l’esprit humain qui est l’intelligence. L’intelligence est capable de voir directement les choses, sans intermédiaire, dans une sorte d’intuition mystique. L’intelligence n’est pas soumise au principe logique de non-contradiction.

Au-delà des théologiens, l’idée de la docte ignorance prend racine, bien sûr, dans la lecture des dialogues de Platon. On la trouve dans la définition de la sagesse socratique comme ignorance consciente d’elle-même. Cependant, entre Socrate et N. de Cues, l’ignorance a changé de statut. Chez Socrate, elle est une attitude préalable à la recherche du savoir. Dans la plupart des dialoques de Platon, Socrate est celui qui pose les questions parce qu’il se pose comme celui qui ne sait pas. Chez N. de Cues, au contraire, l’ignorance est devenue en elle-même comme un savoir. La preuve en est que dans son dialogue De Idiota, l’idiot, le profane, l’ignorant expose des théories somme toute très élaborées. Alors qu’il la présente avec les formes extérieures de l’humilité chrétienne, N. de Cues fait de la docte ignorance une source incomparable de savoir; il en parle comme d’un don divin; il montre qu’elle confère au sage une vue supérieure sur les autres : la docte ignorance, comparable à une haute tour, exhausse de même chacun jusqu’à la vision : car une fois installé là, il embrasse d’un seul regard tout ce que celui qui erre çà et là à travers un champ cherche à la trace par divers détours. La position du docte ignorant lui permet d’observer et de juger les errements d’autrui.

Pour récapituler, on peut répondre aux quatre questions suivantes : de quelle ignorance s’agit-il dans la docte ignorance ? De quoi cette ignorance est-elle ignorante ? En quoi est-elle docte? Face à qui la docte ignorance est-elle affirmée ?

De quelle ignorance s’agit-il dans la docte ignorance ? - Chez N. de Cues, la docte ignorance procède de l’expérience des limites de l’esprit humain. Ce n’est pas une ignorance de nature ou par défaut de connaissances sur le monde. C’est une ignorance rencontrée dans la recherche de Dieu. De quoi cette ignorance est-elle ignorante ? - L’homme s’aperçoit qu’il ne peut rien savoir de l’infinité divine; la sagesse réclame alors de reconnaître les limites de la raison. En quoi est-elle docte? - La docte ignorance est docte non seulement au sens où elle admet l’ignorance, mais aussi au sens où elle sait dépasser cette ignorance par une autre façon d’acquérir le savoir, en ayant recours à l’intelligence et à la coïncidence des opposés. Face à qui la docte ignorance est-elle affirmée ? - Cette docte ignorance est une arme dirigée contre la théologie péripatéticienne, c’est-à-dire d’inspiration aristotélicienne.

B. Pascal

Au XVIIème s., B. Pascal a repris ce thème dans ses Pensées : Le monde juge bien des choses, car il est dans l’ignorance naturelle, qui est le vrai siège de l’homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L’autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu’ils ne savent rien, et se rencontrent en cette même ignorance d’où ils étaient partis; mais c’est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d’entre deux, qui sont sortis de l’ignorance naturelle, et n’ont pu arriver à l’autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là troublent le monde, et jugent mal de tout. Le peuple et les habiles composent le train du monde; ceux-là le méprisent et sont méprisés. Ils jugent mal de toutes choses, et le monde en juge bien. Il y aurait donc trois échelons dans l’ignorance : - l’ignorance naturelle, c’est-à-dire le pur non-savoir; - l’ignorance savante qui se connaît et qui caractérise le sage, c’est-à-dire, pour Pascal, celui qui a découvert la vanité de la science humaine et la nécessité de Dieu. Entre les deux, l’ignorance inconsciente d’elle-même des suffisants; le suffisant juge mal des choses mais ne s’en rend pas compte; c’est le docte ignorant qui s’aperçoit de ses erreurs et de sa présomption; on sait en effet que l’ignorance n’apparaît telle qu’à celui qui sait.

Chez B.Pascal, la docte ignorance est celle des grandes âmes, autrement dit des grandes intelligences qui ont parcouru tout le savoir, notamment le savoir scientifique. C’est une ignorance rencontrée dans la recherche. Les savants découvrent au terme de leur enquête qu’ils ne savent rien, c’est-à-dire rien d’essentiel. La science leur apparaît comme une vanité à côté de la question essentielle de Dieu. Cette ignorance est docte en ce qu’elle se reconnaît; elle est une conversion de l’âme qui, se détournant de l’attrait des sciences, va alors se tourner vers Dieu. Cette docte ignorance est une arme dirigée contre les mondains qui perdent leur temps à juger des choses sans avoir réellement fourni l’effort de les étudier. C’est une arme dirigée contre ceux d’entre deux, qui n’ont pas emprunté le chemin vers Dieu.

Socrate

Avec B. Pascal, on s’est bien éloigné de l’ignorance socratique. Il y a lieu de relire les paroles de Socrate à propos de son entretien avec un sophiste : Je suis plus savant que cet homme-là. En effet, il est à craindre que nous ne sachions ni l’un ni l’autre rien qui vaille la peine, mais, tandis que, lui, il s’imagine qu’il sait quelque chose alors qu’il ne sait rien, moi qui effectivement ne sais rien, je ne vais pas m’imaginer que je sais quelque chose. En tout cas, j’ai l’impression d’être plus savant que lui du moins en ceci qui représente peu de chose : je ne m’imagine même pas savoir ce que je ne sais pas. A la différence de N. de Cues, Socrate n’exclut pas la possibilité d’une connaissance de l’intelligible grâce à l’usage de la raison discursive. Mais aussi à la différence de B. Pascal, Socrate ne se situe pas au niveau des savants, mais dans l’entre-deux : ...il tient le milieu entre la science et l’ignorance. Et voici pourquoi : aucun des dieux ne philosophe ni ne désire devenir sage - ils le sont : et nul autre s’il est sage ne philosophe. Inversement les ignorants ne philosophent pas, ni ne désirent devenir sages; car c’est bien cela qui est fâcheux dans l’ignorance : celui qui n’est ni « beau et bon », ni sensé, croit l’être assez; et donc celui qui ne croit pas être dépourvu ne désire pas ce dont il ne croit pas manquer. - Quels sont donc les philosophes, si ce ne sont ni les sages, ni les ignorants ? - C’est évident même pour un enfant : ce sont ceux qui se situent entre les deux - et Eros est dans ce cas. En effet, pour Socrate, Eros, l’amour, est philosophe. L’ignorance socratique est l’ignorance consciente d’elle-même. Elle n’est pas un défaut d’intelligence ou de connaissance; elle exige même une noblesse d’âme et du bon sens. Mais elle ne sait pas répondre à toutes les questions. Elle est en doute d’elle-même; elle se sent en manque de savoir, à la différence des sophistes qui s’imaginent tout savoir. Elle est docte en ce qu’elle reconnaît sa place entre le savoir absolu des dieux et la présomption insensée des sophistes. Elle se sait désir de connaissance. Elle s’affirme contre ceux qui croient à la satisfaction complète, qui s’imaginent qu’un savoir total est accessible à l’homme.

J. Lacan

Jacques Lacan a repris ce concept de docte ignorance pour en faire une sorte de principe éthique pour les psychanalystes. La psychanalyse est une rencontre entre deux ignorances, celle du patient et celle de l’analyste. Le patient qui vient à l’analyse s’engage dans la recherche de sa vérité et s’avoue par là ignorant de lui-même. On pourrait comparer cet aveu à l’expérience socratique s’il n’y avait une différence essentielle : le patient n’ignore pas son inconscient d’un simple non-savoir; il l’ignore principalement parce qu’en réalité, il n’en veut rien savoir. Il s’adresse au psychanalyste en mettant en avant ses symptômes et celui-ci devra lui montrer que c’est d’autre chose qu’il s’agit. Le patient voit dans son analyste un « sujet supposé savoir », c’est-à-dire quelqu’un qui saurait déchiffrer le sens caché de son mal (et c’est d’ailleurs pourquoi il l’aime dans le transfert). Mais Lacan met en garde l’analyste contre le piège de cette croyance si, face à l’ignorance avouée de son patient, l’analyste voulait jouer au maître; lui aussi doit reconnaître son ignorance. Dans son premier séminaire, en 1954, Lacan annonce : La position de l’analyste doit être celle d’une ignorantia docta, ce qui ne veut pas dire savante, mais formelle, et qui peut être, pour le sujet formante. Il s’agit, pour l’analyste, de ne pas jouer au docteur en médecine qui connaîtrait avec certitude la cause de la maladie, et qui, grâce à ce savoir dont il ferait éventuellement part à son malade, saurait à coup sûr mettre en oeuvre les moyens d’y remèdier; dans ce cas, il réifierait son patient et ne respecterait pas en lui le sujet. La tentation est grande (...) de transformer l’ignorantia docta en ce que j’ai appelé, ce n’est pas d’hier, une ignorantia docens. Que le psychanalyste croie savoir quelque chose, en psychologie, par exemple, et c’est déjà le commencement de sa perte. L’ignorantia docens est l’ignorance suffisante de celui qui joue au savant et passe à côté de la vérité du sujet. L’ignorantia docta est l’ignorance sage et avertie de celui qui est informé de la difficulté à comprendre l’inconscient. Tout le danger de se dire psychanalyste est qu’on peut y voir le moyen d’obtenir un pouvoir sur l’autre, de jouer le maître. La docte ignorance est une exigence éthique pour le psychanalyste.

En 1955, dans Variantes de la cure-type, Lacan montre que le savoir analytique n’est pas un savoir comme les autres, dans la mesure où la psychanalyse doit être subordonnée à chaque cas particulier. A chaque cas, la psychanalyse doit être remise en question. A chaque cas, le psychanalyste doit repartir de son ignorance. Il ne faudrait pas croire pour autant qu’il ne faut pas travailler; l’ignorance doit être « cultivée » au double sens d’entretenue avec passion - en tant que docte ignorance - et appuyée sur la réflexion théorique : L’ignorance en effet ne doit pas être entendue ici comme une absence de savoir, mais, à l’égal de l’amour et de la haine, comme une passion de l’être; car elle peut être, à leur instar, une voie où l’être se forme (...) Le fruit positif de la révélation de l’ignorance est le non-savoir, qui n’est pas une négation du savoir, mais sa forme la plus élaborée. Le candidat psychanalyste doit parvenir à cette forme suprême de l’ignorance qui est de dépasser la science empirique pour atteindre un savoir sur l’être. En effet, la science, dans sa positivité et dans sa prétention à tout expliquer, oublie l’être. Lacan conclut son article par cette dernière phrase : L’analyse ne peut trouver sa mesure que dans les voies d’une docte ignorance. La docte ignorance n’est ni un néant, ni une régression vers l’obscurantisme, ni une limite rencontrée sur le chemin de la recherche scientifique; c’est, au contraire, un dépassement de la science.

En 1967, s’agissant de définir la formation du psychanalyste de son école, Lacan reprend la comparaison du savoir analytique avec l’ignorance socratique. Le psychanalyste est un sujet supposé savoir par un autre sujet. Il est clair qu’il ne sait rien de ce savoir supposé, et il faut même qu’il n’en sache rien pour aborder chaque cas nouveau avec un regard neuf. Mais, ceci n’autorise nullement le psychanalyste à se suffire de savoir qu’il ne sait rien, car ce dont il s’agit, c’est de ce qu’il a à savoir. Il n’est nullement question de s’installer dans le confort de la bêtise; la docte ignorance analytique est une tension vers le savoir qui va se faire jour grâce au transfert. Lacan invite à distinguer deux sens du zéro : le vide et le rien. Le rien est marqué comme le premier degré d’une mesure; ignorer au sens du savoir de rien, c’est être d’une ignorance nulle, incompétente. Le vide, lui, est neutre; l’ignorance au sens d’un savoir vide ne signifie pas la nullité, mais l’appel, le désir de savoir. En ce sens, si le psychanalyste doit se faire ignorant, il ne doit pas être inculte. Lacan recommande fortement la connaissance des textes des grands auteurs, de la linguistique et des mathématiques. L’analyste se gardera bien de jouer au maître à penser, de jouer au modèle auquel le patient aurait à s’identifier. La fin de la cure doit être marquée par la découverte, dans l’analyste, d’un désêtre, d’une agalma; le transfert se résout par un trou. Le partenaire s’évanouit de n’être plus que savoir vain d’un être qui se dérobe.

Enfin, en 1974, dans un projet de formation destiné à des psychanalystes italiens, Lacan détermine les conditions de l’entrée dans son école par la procédure dite de « la passe ». Il veut rompre absolument avec le rituel universitaire. Au lieu de revendiquer le statut d’analyste comme un grade universitaire, le postulant doit savoir que l’humanité ne veut pas de son savoir, et qu’il sera mis en position de rebut. Le modèle du psychanalyste, ce n’est pas le docteur, mais le rebut. Lacan parle des rebuts de la docte ignorance. Le savoir du psychanalyste, portant sur l’inconscient, ne peut s’écrire comme le savoir scientifique; il ne peut faire l’objet d’un traité ou d’une thèse. Le savoir sur l’inconscient est à inventer.

Pour récapituler, on peut dire que la docte ignorance selon Lacan est celle de l’analyste qui, paradoxalement, est supposé savoir déchiffrer la signification inconsciente des symptômes de son patient. Certes, il ne peut ignorer la théorie de la technique psychanalytique, mais il ne peut croire qu’il détient le secret de la vérité subjective de son patient. Cette ignorance est docte au sens où elle est avertie des illusions du savoir, c’est-à-dire des illusions de pouvoir sur l’autre, par exemple par la classification sémiologique. Elle est docte au sens où elle est une exigence éthique que l’analyste s’impose à lui-même. Contre la psychanalyse post-freudienne du renforcement du Moi, Lacan pose l’analyste comme un déchet à la fin de la cure.

Les quatre discours

A partir de ces quatre théories de la docte ignorance, il est possible de reconnaître quatre positions sur le savoir et de rapporter ces quatre doctrines aux quatre discours discernés par Lacan. Mais il faut auparavant préciser un point de méthode : on change de point de vue en parlant de discours à la place de doctrines. En effet, on ne juge plus le contenu de vérité des propositions avancées par les auteurs; on juge l’effet de vérité de ces propositions en tant qu’elles sont adressées à autrui. On ne compare plus des philosophies qui tiendraient leur vérité de leur adéquation à la réalité ou de leur cohérence interne, mais on compare des paroles ou des textes produits par des personnalités en position de savoir sur la docte ignorance. On s’avance alors dans un travail de critique interprétative. Il s’agit de se demander ce que signifie l’usage de la docte ignorance dans une parole adressée à l’autre. On entend par discours une certaine organisation de la communication qui règle le lien social. Tout discours s’adresse à un autre, à partir d’une certaine place, en un certain nom (au sens d’autorité, de fonction reconnue). Quand on prend la parole, on prend place, on occupe un lieu d’où l’on profère des énoncés. C’est ce lieu qui détermine la place de l’autre qui recevra ce discours; c’est ce lieu qui détermine aussi l’effet produit sur l’autre par le discours; enfin, c’est ce lieu qui définit la vérité à laquelle prétend l’agent du discours. Il y a quatre fonctionnements caractérisés par quatre structures, quatre figures dans lesquelles chacun se trouve nécessairement pris. Sans chercher à restituer toute la complexité de cette théorie lacanienne, je définirai chaque discours essentiellement par un certain rapport au savoir. L’ordre dans lequel je vais les énumérer n’a rien à voir avec un ordre historique.

Le premier discours est le discours du maître. Sa thèse est que tout doit se soumettre à la loi qu’il pose. Son discours est essentiellement constitué d’impératifs, mais c’est aussi un discours métaphysique. Pour lui, le monde est un tout ordonné par Dieu. Tout est parfait et rien ne peut gagner en perfection. Le seul désir possible est le désir du croyant pour Dieu. Mais en-dehors de ce cas, il ne peut y avoir de désir dans l’ordre des choses puisque rien ne manque. Tout est un. Il y a une vérité pour tout. La vérité est totale en ce monde. Mais à vrai dire, le maître n’a rien à faire de la vérité. Il n’est aucunement animé par un désir de savoir; ce qui compte pour lui, c’est que « ça marche ». La forme essentielle d’un tel discours est le discours politique. Le maître est un guerrier. Son discours n’est pas fait pour être discuté, encore moins pour transmettre un désir de recherche, une invitation faite à l’autre pour qu’il cherche à son tour la vérité. Cette vérité, le maître dit qu’il l’a toute. Le savoir est pour lui un sceptre, ce au nom de quoi il s’autorise à commander aux autres. Contrairement aux apparences de l’humilité que contient l’expression de docte ignorance, je rattacherais le discours de N. de Cues au discours du maître. Bien que de formation cléricale, N. de Cues est d’abord le cardinal de Cues, un homme de pouvoir et d’autorité, un homme dont le métier était de prononcer des sermons et de représenter le Pape. Son principe de coïncidence des opposés est un principe politique, visant à l’unification de la chrétienté; par ce même principe, il prétend résoudre toutes les questions et établir la vérité jusque dans les mathématiques.

Le second discours est le discours universitaire. Sa thèse est qu’il faut chercher la maîtrise, mais que la vraie maîtrise est la maîtrise intérieure. Son modèle est celui du sage stoïcien. L’universitaire est savant, il est celui qui sait. Mais à la différence du maître qui se présente comme possesseur du savoir, l’universitaire se présente comme un simple dépositaire du savoir. En effet, il est d’abord le conservateur et le transmetteur du savoir des grands auteurs, des grands maîtres; il est le gardien des textes. Le savoir n’est pas pour lui ce à quoi il s’identifie pour s’autoriser à dominer les autres; le savoir n’est pour lui qu’un ensemble de signifiants, dont aucun ne l’emporte sur les autres, qu’il se charge de recopier. La forme essentielle de ce discours, c’est le discours moral. L’universitaire est un clerc. Son discours n’est pas fait pour accomplir l’autre, mais pour le reprendre; l’universitaire n’apprend à l’autre que pour lui signifier qu’il en sait moins que lui. Son fonctionnement est finalisé par la sélection. Il fait éprouver à l’autre son manque. Dans sa pensée sur l’ignorance des grandes âmes, le discours de B. Pascal est un discours moderne, marqué par l’émergence de la science dont il ne se satisfait pas. On peut y trouver un désenchantement à l’égard de la science, parce qu’elle ne donne pas tout. L’autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu’ils ne savent rien, et se rencontrent en cette même ignorance d’où ils étaient partis; Le monde physique est certes ordonné par Dieu, mais la connaissance de cet ordre ne peut suffire à donner un sens au monde. Le sens est au-delà de ce monde, dans un Dieu qui reste obscur. A la différence de N. de Cues qui cherche des proportions permettant de rapporter Dieu à la mesure de l’homme, Pascal souligne la disproportion de l’homme au monde et de l’homme à Dieu. Ce monde n’est pas tout. Il n’y a pas de vérité totale en ce monde. La philosophie doit défaire l’homme de ses illusions - illusions qu’elle a elle-même produites - pour le convertir vers le souci de Dieu. Le discours de B. Pascal se place en position de juger les suffisants qui jugent mal de toutes choses, et il leur fait sentir leur insuffisance; il leur fait la morale; mais il ne se place pas dans la position du maître qui prescrit un savoir.

Le discours philosophique (que Lacan rapporte au discours hystérique) se présente comme une recherche d’un savoir sur l’être, à partir du questionnement des maîtres. Le philosophe suppose l’autre comme le maître qui a acquis le savoir; il fait de l’autre son idéal. Le discours de Socrate est le discours proprement philosophique, c’est-à-dire tout en questionnement. Il est une mise en doute radicale du savoir des maîtres sophistes. Il ne propose pas un savoir, mais il suscite le désir de savoir. Il définit l’homme comme être de désir. Il ne se prononce pas globalement sur la vérité de ce monde, mais distingue dans le sensible une vérité partielle qui serait l’image d’une vérité totale dans l’intelligible. Le philosophe ne veut pas convertir (à la différence du maître oriental), mais il veut éveiller au désir de savoir. Il suscite par là une illusion, celle qu’un savoir absolu, c’est-à-dire un savoir qui se saurait complètement, serait possible. C’est l’histoire de cette illusion déçue que raconte Alcibiade, à la fin du Banquet de Platon.

Le discours analytique, qui est le quatrième discours, annonce contre la philosophie qu’il n’y a pas de savoir absolu, notamment, qu’il n’y a pas de savoir total de l’inconscient. L’inconscient est un savoir qui ne se sait pas. Seul le discours analytique dit l’inconscient. Contre l’université, Lacan annonce que le discours analytique ne peut pas s’écrire comme un savoir textuel, puisque la vérité ne se dit jamais toute : la vérité « se mi-dit »; il annonce également que le savoir inconscient ne manque pas, puisque chacun l’a déjà en soi. Mais il y a une énigme du savoir. On ne sait pas comment il s’apprend ni comment il s’enseigne; toujours est-il qu’on constate que le savoir se transmet. Le savoir est en rapport avec la jouissance; il est même un moyen de jouissance. Enfin, à la différence des maîtres, l’analyste n’est pas un Moi idéal auquel il s’agirait de s’identifier lors du transfert sous-prétexte qu’il possèderait le savoir; au contraire, l’analyste fait éprouver au patient la perte de l’objet qui anime son désir.

On peut conclure sévèrement à l’égard de N. de Cues pour dire que son concept de docte ignorance anime un discours de maître. Je pense que la vérité fondamentale de son concept ne réside pas dans son contenu théorique, mais dans son fonctionnement de discours. La docte ignorance de N. de Cues n’est pas une sagesse philosophique; elle n’est même pas une instruction pour la vie chrétienne; elle est avant tout une arme de combat. La prescription de docte ignorance est le moyen très subtile de forcer tout adversaire à reconnaître la vérité de celui qui énonce cette prescription. Elle n’est pas un conseil, comme celui de pratiquer le doute avant toute réflexion; elle est au contraire une stratégie pour établir des certitudes. ...La docte ignorance chasse finalement tout doute dans la question.

Aussi, méfions-nous de ceux qui nous font des discours sur la docte ignorance, de ceux qui font des conférences sur la docte ignorance, surtout dans les sociétés savantes !

J-M Nicolle,

Rouen, le 9 Avril 1997