N. de Cues et Pascal, deux opposés malgré
les coïncidences
L’influence que Nicolas de Cues aurait
exercée sur la pensée de Blaise Pascal a déjà fait l’objet de
plusieurs études. Au colloque de Royaumont (Gandillac, Maurice de,
Pascal et le silence du monde, Colloque de Royaumont « Blaise
Pascal, l’homme et l’oeuvre », Paris, Minuit, 1956) de 1954, M. de
Gandillac a démontré comment la célèbre formule de la sphère infinie
devait être comprise différemment chez les deux auteurs. En 1970, dans
son ouvrage sur le système de Leibniz (Serres, Michel, Le système
de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, P.U.F., 1970), M.
Serres a souligné l’importance des thèmes communs entre le Cusain et
B. Pascal. En 1980, dans sa thèse sur Pascal (Magnard, Pierre, Nature
et histoire dans l’apologétique de Pascal , Belles Lettres, 1980),
P. Magnard a analysé les points de divergence théologique entre les
deux philosophes.
Si nous ouvrons à nouveau cette
discussion, c’est en espérant y apporter de nouveaux éléments grâce à
la traduction et à l’analyse de ses oeuvres mathématiques (De
Transmutationibus geometricis, De Arithmeticis complementis, De
circuli Quadratura, De Quadratura circuli, De quadratura circuli
(Magister Paulus ad Nicolaum Cusanum), De Mathematicis complementis,
Declaratio rectilineationis curvae, De Una recti curvique mensura, De
sinibus et chordis, De caesarea circuli quadratura, De mathematica
perfectione, De mathematicis aurea propositio. Trad. J-M Nicolle,
Paris, Champion, 2007), car s’il est une parenté irrécusable entre N.
de Cues et B. Pascal, c’est bien leur pratique commune des
mathématiques et de la métaphysique. Par là, nous pourrons prendre la
mesure de l’importance des mathématiques dans le passage du Moyen Âge
à la modernité.
Entre les deux auteurs séparés de deux
siècles (N. de Cues est né en1401 et mort en 1464, B. Pascal est né en
1623 et mort en 1662), la reprise de formules analogues ou
l’utilisation d’un concept commun n’est pas une preuve d’influence
directe du premier sur le second ; les idées circulent, le vocabulaire
forme un fonds commun, les auteurs se citent abondamment ; il est
difficile de faire la part entre ce que Pascal retiendrait précisément
de sa lecture de N. de Cues et ce qu’il emprunte à d’autres auteurs,
lecteurs du même auteur ou tout simplement formés par le même fonds
d’idées.
A vrai dire, l’établissement d’une
lecture effective des oeuvres de N. de Cues par B. Pascal repose sur
des indices assez faibles : Mlle de Gournay, la « fille d’alliance »
de Montaigne et son éditrice, a-t-elle indiqué à Pascal l’intérêt des
oeuvres de N. de Cues ? Quoiqu’il en soit, cet intérêt n’a pas échappé
à Descartes qui cite le nom de N. de Cues à propos de l’infini dans sa
lettre à Chanut du 6 Juin 1647 : En premier lieu, je me souviens
que le Cardinal de Cusa et plusieurs autres docteurs ont supposé le
monde infini, sans qu’ils aient jamais été repris de l’Eglise pour ce
sujet.( Descartes, Oeuvres et lettres, Bibliothèque de la
Pléiade, Paris, Gallimard, p.1275) On sait que B. Pascal cite rarement
ses sources. Une de ses sources mathématiques vraiment établies, l’universae
geometriae mixtaeque mathematicae synopsis du père M. Mersenne, ne
contient aucune référence à N. de Cues. Mais il est légitime de penser
que N. de Cues faisait partie des lectures courantes à l’époque, du
moins chez les savants. La bibliothèque personnelle de B. Pascal ayant
été dispersée après sa mort, et en grande partie perdue, nous en
sommes réduits à de simples conjectures.
Faute de lecture, peut-on parler de
filiation ? Dans son oeuvre de 1927, Individu et cosmos dans la
philosophie de la Renaissance, Ernst Cassirer insiste sur
l’influence considérable de N. de Cues sur toute cette période :
Toute réflexion visant à concevoir la philosophie de la Renaissance
comme une unité systématique doit prendre pour point de départ la
doctrine de Nicolas de Cues.( Cassirer E., Individu et cosmos
dans la philosophie de la Renaissance, Paris, Minuit, 1983,
p.13) Il précise : Il est même possible de distinguer les fils
historiques dans leur singularité. Jacques Lefèvre d’Etaples, le
véritable rénovateur, en France, des études aristotéliciennes et
créateur de la « Renaissance aristotélicienne », n’est-il pas en même
temps l’éditeur de la première édition complète des oeuvres de Nicolas
de Cues ? ( id, p.116) Selon E. Cassirer, il semble
possible d’établir une filiation théorique allant de N. de Cues à
Galilée : N. de Cues transmet à Léonard de Vinci l’exigence de rigueur
mathématique dans la connaissance ; L. de Vinci transmet à Galilée
l’idée de nécessité dans la nature. On pourrait complèter le fil en
rappelant que Galilée transmet à B. Pascal l’idée fondamentale du
relativisme, idée déjà établie métaphysiquement par N. de Cues. Dans
Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, M. Serres
renvoie à des thèmes communs aux deux auteurs : la coïncidence des
opposés dans un absolu qui les dépasse, l’ouverture du monde, la
disparition des centres immobiles, la mathématique comme modèle, etc.
M. Serres ajoute que la mathématicité des raisonnements de N. de Cues
ne fait aucune question et il renvoie aux mêmes types de raisonnements
chez Giordano Bruno. Il les cite sur une même ligne de tradition à
propos de la recherche d’un centre : ...De Nicolas de Cues à
Leibniz, par G. Bruno et Pascal, la décentration et l’infinitude sont
invariablement associées.(Serres, Michel, Op. Cit., p.650) Nous
allons voir que cette tradition n’est guère évidente.
A l’idée de filiation, on peut substituer
la notion plus neutre de présence ; les idées de N. de Cues sont
présentes dans la culture de la Renaissance, notamment grâce à Ch. de
Bovelles, Oronce Fine, Giordano Bruno. Malgré quelques critiques
contemporaines, la notoriété du Cardinal Nicolas de Cues suscite chez
ses lecteurs une profonde admiration pendant près d’un siècle et demi
après sa mort. L’impression de son oeuvre par Lefèvre d’Etaples
facilite la diffusion de ses idées. Cependant, progressivement, une
sélection s’opère dans les lectures. Les textes mathématiques semblent
rapidement délaissés. Les thèses théologiques sont comme gommées. Ce
qui fascine les admirateurs, ce sont les intuitions physiques et
cosmologiques. On retient surtout la question de l’infini. Il semble
que le De Docta Ignorantia et le De Idiota aient la
faveur des lecteurs. On ne peut cependant pas parler de courant
cusanien, encore moins d’école cusanienne. N. de Cues n’a pas eu à
proprement parler de disciples qui auraient été organisés et soucieux
de transmettre dans son entier son héritage philosophique, mais on
peut souligner combien N. de Cues est encore présent tout au long de
l’époque moderne, par la multitude des références, par exemple, dans
cet extrait de Christian Huygens : Pour avoir la véritable idée du
monde il faut passer en suite aux estoiles fixes que l’on estime
aujourd’hui et avec beaucoup de raison estre autant de soleils, ou
estre chacune semblable à un soleil, en sorte que l’opinion des
anciens Philosophes, Démocrite, et des modernes, le Cardinal de Cusa,
Brunus et autres, qui ont passés auparavant pour des chimères sont
devenues des vérités ou fort probables (Huygens, Christian,
Oeuvres Complètes, Harlem, Martinus Nijhoff, Société Hollandaise des
Sciences, 1944, tome XXI, Pensées meslées, p. 369). Il est à
noter que N. de Cues est ici classé parmi les modernes (au sens des
moderni).
a - La docte ignorance
Le concept de docte ignorance s’appuie
sur une théorie, d’après laquelle la connaissance exacte de la vérité
est impossible. Selon N. de Cues, la vérité est fondamentalement un
but inaccessible parce que notre esprit n’a pas de commune mesure avec
elle ; il est imprécis, limité, déficient. L’esprit humain ne peut
qu’ajuster indéfiniment son appréhension de la vérité sans jamais
l’atteindre. La docte ignorance est l’acceptation de cette impuissance
humaine. Bien entendu, ce que le Cardinal N. de Cues entend par vérité
est en premier lieu Dieu lui-même. Dieu est l’infinité inaccessible
(L’expression « docte ignorance » lui serait venue de la lecture de
saint Augustin (Lettre 130,71) qui, parlant de l’esprit divin, affirme
qu’il rend docte notre ignorance. Cette expression est précisée par le
pseudo Denys l’Aréopagyte, puis reprise sous le terme de « nescience »
par Jean Scot Erigène. Elle fait alors partie du vocabulaire de la
théologie négative, et désigne la forme de la contemplation mystique
au-delà de l’affirmation et de la négation des attributs de Dieu).
Celui qui veut l’entrevoir doit se tenir dans l’ombre de l’ignorance.
L’amour de Dieu exige cette attitude humble consistant à reconnaître
qu’on ne peut rien savoir de Lui, qu’il est essentiellement un mystère
impénétrable. Dieu est l’inconnaissable. Certes, il se reflète dans
ses créatures, comme la vérité se reflète dans ses images. Mais
l’esprit humain qui voudrait le saisir à travers la diversité de ses
reflets s’y perdrait. Le sage sait qu’il n’accèdera à Dieu qu’en
reconnaissant qu’il est inconnaissable. Si une vision de Dieu est
possible, ce n’est que par une vision intuitive dans un ravissement
instantané (Apologie de la docte ignorance, in Trois
traités sur la docte ignorance et la coïncidence des opposés,
trad. F. Bertin, Paris, éd.Cerf, 1991, p. 43), comme lorsqu’on
aperçoit un court instant la lumière du soleil en clignant de l’oeil,
et à condition que Dieu se donne à voir.
Contre la théologie aristotélicienne qui
exige le respect absolu du principe de non-contradiction, N. de Cues
veut ménager une place pour la théologie mystique dont les formules,
au regard de la raison, sont bien souvent paradoxales. Il distingue
au-dessus de la raison, une seconde faculté de l’esprit humain qui est
l’intelligence. L’intelligence est capable de voir directement les
choses, sans intermédiaire, dans une sorte d’intuition mystique.
L’intelligence n’est pas soumise au principe logique de
non-contradiction.
Au-delà des théologiens, l’idée de la
docte ignorance prend racine, bien sûr, dans la lecture des dialogues
de Platon. On la trouve dans la définition de la sagesse socratique
comme ignorance consciente d’elle-même. Cependant, entre Socrate et N.
de Cues, l’ignorance a changé de statut. Chez Socrate, elle est une
attitude préalable à la recherche du savoir. Dans la plupart des
dialogues de Platon, Socrate est celui qui pose les questions parce
qu’il se pose comme celui qui ne sait pas. Chez N. de Cues, au
contraire, l’ignorance est devenue en elle-même comme un savoir. La
preuve en est que dans son dialogue De Idiota (De Idiota,
est traduit par Du Profane, à savoir le particulier qui n’a
aucun savoir spécial), l’idiot, le profane, l’ignorant
expose des théories somme toute très élaborées. Alors qu’il la
présente avec les formes extérieures de l’humilité chrétienne, N. de
Cues fait de la docte ignorance une source incomparable de savoir ; il
en parle comme d’un don divin ; il montre qu’elle confère au sage une
vue supérieure sur les autres : la docte ignorance, comparable à
une haute tour, exhausse de même chacun jusqu’à la vision : car une
fois installé là, il embrasse d’un seul regard tout ce que celui qui
erre çà et là à travers un champ cherche à la trace par divers détours
(Apologie de la docte ignorance, pp. 49-50). La position du
docte ignorant lui permet d’observer et de juger les errements
d’autrui.
Au XVIIème s., B. Pascal
reprend ce thème dans ses Pensées : Le monde juge bien des
choses, car il est dans l’ignorance naturelle, qui est le vrai siège
de l’homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La
première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les
hommes en naissant. L’autre extrémité est celle où arrivent les
grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent
savoir, trouvent qu’ils ne savent rien, et se rencontrent en cette
même ignorance d’où ils étaient partis ; mais c’est une ignorance
savante qui se connaît. Ceux d’entre deux, qui sont sortis de
l’ignorance naturelle, et n’ont pu arriver à l’autre, ont quelque
teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là
troublent le monde, et jugent mal de tout. Le peuple et les habiles
composent le train du monde ; ceux-là le méprisent et sont méprisés.
Ils jugent mal de toutes choses, et le monde en juge bien (B.
Pascal, Pensée 327 B., in Pensées, texte de l’édition
Brunschvicg, Paris, Garnier, 1961). Il y aurait donc trois échelons
dans l’ignorance : - l’ignorance naturelle, c’est-à-dire le pur
non-savoir ; - l’ignorance savante qui se connaît et qui caractérise
le sage, c’est-à-dire, pour Pascal, celui qui a découvert la vanité de
la science humaine et la nécessité de Dieu. Entre les deux,
l’ignorance inconsciente d’elle-même des suffisants ; le suffisant
juge mal des choses mais ne s’en rend pas compte ; c’est le docte
ignorant qui s’aperçoit de ses erreurs et de sa présomption ; on sait
en effet que l’ignorance n’apparaît telle qu’à celui qui sait.
Chez B. Pascal, la docte ignorance est
celle des grandes âmes, autrement dit des grandes intelligences qui
ont parcouru tout le savoir, notamment le savoir scientifique. C’est
une ignorance rencontrée dans la recherche. Les savants découvrent au
terme de leur enquête qu’ils ne savent rien, c’est-à-dire rien
d’essentiel. La science leur apparaît comme une vanité à côté de la
question essentielle de Dieu. Cette ignorance est docte en ce qu’elle
se reconnaît ; elle est une conversion de l’âme qui, se détournant de
l’attrait des sciences, va se tourner vers Dieu. Cette docte ignorance
est une arme dirigée contre les mondains qui perdent leur temps à
juger des choses sans avoir réellement fourni l’effort de les étudier.
Dans sa pensée sur l’ignorance des grandes âmes, B. Pascal tient un
discours moderne, marqué par l’émergence de la science dont il ne se
satisfait pas. On peut y trouver un désenchantement à l’égard de la
science, parce qu’elle ne donne pas tout. L’autre extrémité est
celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que
les hommes peuvent savoir, trouvent qu’ils ne savent rien, et se
rencontrent en cette même ignorance d’où ils étaient partis ; Le
monde physique est certes ordonné par Dieu, mais la connaissance de
cet ordre ne peut suffire à donner un sens au monde. Le sens est
au-delà de ce monde, dans un Dieu qui reste obscur.
B - La coïncidence des opposés
D’où vient la coïncidence des opposés ?
N. de Cues en parle d’abord comme d’une révélation : A mon retour
de Grèce, sur mer, sans doute par un don du père des lumières, de qui
vient tout don excellent, j’ai été amené à embrasser les choses
incompréhensibles d’une façon incompréhensible dans la docte
ignorance, en dépassant ce que les hommes peuvent savoir des vérités
incorruptibles (N. de Cues, De Docta Ignorantia, III, 12,
Herder, I, 515-516. Nous nous référons à l’édition des oeuvres
principales en latin-allemand menée par Dietlind et Wilhelm Dupré :
Nikolaus von Kues, Die philosophisch-theologischen Schriften,
Sonderausgabe zum Jubiläum, lateinisch-deutsch, 3 vol. , Wien, Herder,
1989). Ce principe a d’abord une signification mystique. Il est ce qui
permet à la pensée de se dépasser, de passer de l’activité rationnelle
à la vision intellectuelle pour rejoindre la vérité en Dieu.
Cependant, cette idée qu’il présente comme une révélation lui a sans
doute été inspirée par certaines lectures. Il cite notamment Denys
l’Aréopagite qui, dans Les noms divins, oppose la théologie
affirmative et la théologie négative, pour dépasser leur opposition
dans la théologie mystique (Lettre à Gaspard Aindorffer, in
Lettres aux moines de Tegernsee sur la docte ignorance
(1452-1456), suivies de Du jeu de la boule (1463), trad.
Maurice de Gandillac, Paris, O.E.I.L., Coll. Sagesse chrétienne, 1985,
p. 27). On peut y apprendre, par exemple, que Dieu répand partout son
identité, parce qu’il contient d’avance en soi sous le mode de
l’identité jusqu’aux opposés eux-mêmes, en tant que Cause unique,
unifiante et transcendante de toute identité (Pseudo-Denys
l’Aréopagite, Les Noms Divins, chap. IX, §.4., trad. M. de
Gandillac, Paris, Aubier, 1943, p. 156). La contradiction ne
permettant pas d’atteindre l’être des choses, il faut dépasser les
attributions à la manière aristotélicienne.
Avec la coïncidence des opposés, c’est
une nouvelle méthode, voire une nouvelle logique qu’instaure N. de
Cues. Elle va lui permettre de résoudre quantité de problèmes, dans
divers domaines. Le principe de non-contradiction empêchait de
concevoir la pluralité des mondes, la possibilité des transmutations.
N. de Cues lève ces interdits. Sur la question de l’origine du
langage, la coïncidence des opposés permet de dépasser l’alternative
du naturalisme et du conventionnalisme (Hennigfeld, Jochem, « Verbum-Signum.
La définition du langage chez St. Augustin et Nicolas de Cues »,
Archives de philosophie, Avril-Juin 1991, Paris, Beauchesne, 1991,
pp. 266-267). En esthétique, la coïncidence des opposés permet
d’analyser l’harmonie des contraires, comme la lumière et l’obscurité,
le son et le silence (De Bruyne, Edgar, Etudes d’esthétique
médiévale, Tome 1, Slatkine Reprints, 1975. (Ière éd.
Bruges, 1945), pp. 361-362). En mathématiques, la coïncidence des
opposés lui permet de réduire le courbe au droit (in De
Transmutationibus geometricis, De Mathematicis complementis, De
mathematica perfectione), la corde minimale à l’arc minimum (in
De mathematica perfectione), le cercle inscrit au
cercle circonscrit (in De Transmutationibus geometricis, De
Arithmeticis complementis, De quadratura circuli (Magister Paulus ad
Nicolaum Cusanum)). La coïncidence des opposés peut également être
mise au service de l’interprétation des Ecritures. N. de Cues s’en
sert également comme d’une arme politique pour dépasser l’opposition
des religions dans le De Pace Fidei, pour l’emporter sur les
adversaires du pape lors du Concile de Bâle, pour réduire au silence
les critiques, y compris dans les discussions mathématiques : celui
qui nie la quadrature du cercle afin de ne pas affirmer que le courbe
et le droit coïncident, celui-là, en niant, affirme que deux
contradictoires coïncident (in De caesarea circuli quadratura). C’est une arme dont la puissance est redoutable et N. de
Cues en a vite pris conscience : j’essaie de voir si par hasard
cette difficulté pourrait prendre fin par le moyen des coïncidences,
comme dans d’autres sciences. Je prétends qu’elle est d’une puissance
maximale (in De Mathematicis complementis). Elle n’est pas
une négation du principe de non-contradiction, mais elle en est le
dépassement lorsque c’est nécessaire.
C’est en ce point qu’une nouvelle
rencontre de B. Pascal avec N. de Cues est possible. Comme le flux et
le reflux de la mer, l’ordre de la pensée apparaît comme une suite
d’opposés, comme par exemple une suite de oui et de non alternés.
Les sciences ont deux extrémités qui se touchent (Pensée 327B). Ce
thème se retrouve autant en physique qu’en morale ou qu’en géométrie.
La conciliation des contraires s’obtient dans l’infini ; Pascal fait
voir une chose infinie et indivisible : c’est un point se mouvant
partout d’une vitesse infinie, car il est un en tous lieux et est tout
entier en chaque endroit ; Croyez-vous qu’il soit impossible que
Dieu soit infini, sans parties ? - Oui. - Je vous veux donc faire voir
une chose infinie et indivisible : c’est un point se mouvant partout
d’une vitesse infinie ; car il est un en tous lieux et est tout entier
en chaque endroit (Pensée 444B). C’est la reprise du
paradoxe de N. de Cues : soit un corps qui se meut d’une vitesse
infinie sur une trajectoire circulaire ; on peut dire de lui qu’il est
toujours à l’endroit de son départ. C’est donc hors de la nature que
se trouve le point recherché, union des contraires. Ces extrémités
se touchent et se réunissent en Dieu, et en Dieu seulement (Pensée
72B).
c - La sphère infinie
La célèbre formule qui fait du monde
une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence
nulle part se trouve bien chez les deux auteurs (N. de Cues :
DeDocta Ignorantia, L.I, chap. 11 et 12, et B. Pascal :
Pensée 72 B). Gardies pense que Pascal a pu la trouver
aussi bien dans l’édition des Essais de Montaigne de Mlle de
Gournay que dans le Cursus philosophicus du Père E. Maignan (Gardies,
Jean-Louis Pascal entre Eudoxe et Cantor, Paris, Vrin, 1984,
pp.75-76), car elle circule chez Duns Scot, Rabelais, Gerson, etc. La
formule sur la sphère infinie est inspirée de la seconde sentence
hermétique du Livre des XXIV philosophes (Le livre des
philosophes, trad. Françoise Hudry, Grenoble, Jérôme Millon,
1989). On sait que N. de Cues est le premier à transférer cette image
de Dieu à l’univers : Donc la machine du monde aura, pour ainsi
dire, son centre partout et sa circonférence nulle part, parce que
Dieu est sa circonférence et son centre, lui qui est partout et nulle
part (De Docta Ignorantia, II, 12, Herder, I, 396 : Unde
erit machina mundi quasi habens undique centrum et nullibi
circumferentiam, quoniam eius circumferentia et centrum est Deus, qui
est undique et nullibi. Il n’est pas sans intérêt de remarquer la
place de la formule dans le texte ; elle se trouve à la fin d’un
paragraphe rédigé au conditionnel qui dit en substance : si nous
n’avions plus aucun repère fixe pour contempler le monde, alors la
machine du monde aurait...). Mais on peut remarquer, si on lit la
formule complète, le lien étroit entre le monde et Dieu. C’est une
affirmation théologique plus que cosmologique. Si la machine du monde
est infinie, c’est parce que Dieu est infini. N. de Cues voyait-il
effectivement le monde physique comme infini ? Ne parlait-il pas
plutôt d’une certaine idée du monde, d’une façon de se le représenter
entre les mains de Dieu ? Avec N. de Cues, le cosmos commence à
craquer, mais il s’agit seulement d’un désir d’infini, d’une évasion
sans rapport avec l’expérience externe.
B. Pascal ne s’engage pas sur les
différents systèmes astronomiques en concurrence à son époque.
C’est ainsi que, quand on discourt humainement du mouvement ou de la
stabilité de la Terre, tous les phénomènes des mouvements et
rétrogradations des planètes s’ensuivent parfaitement des hypothèses
de Ptolémée, de Tycho, de Copernic et de beaucoup d’autres qu’on peut
faire de toutes lesquelles une seule peut être véritable. (Pascal,
Lettre au Père Noël du 29 Octobre 1647, Oeuvres complètes,
texte établi par Jean Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1976, Vol.II,
p. 524) Pour trancher parmi ces hypothèses également cohérentes et
conformes aux observations, il faudra les démontrer expérimentalement.
Le véritable problème, pour lui, n’est pas cosmologique. C’est le
problème d’un point fixe. Selon M. Serres, ce qui préoccupe
principalement Pascal, c’est la recherche d’un centre : au milieu des
deux infinis, perdu dans un univers ouvert, l’homme est à la recherche
d’un centre, d’un point fixe sur lequel il puisse s’assurer. Képler
aurait joué un rôle bien plus important que Copernic dans la pensée de
Pascal ; la véritable question ne serait pas « Quel est le centre de
l’univers ? « (question de Copernic), mais « Y a-t-il un centre à
l’univers ? » (question de Képler). Cette question est effectivement
antérieure et bien plus radicale que la précédente. Il faut
préférer Képler à Copernic parce qu’il est plus fondamental, pour
l’astronome comme pour le philosophe, de savoir si le monde est
centré, et de le démontrer, que de chercher à déterminer ce centre et
de dire quel il est ‘Serres, M., Op.Cit., p.653). Aussi M.
Serres n’hésite-t-il pas à renverser l’interprétation traditionnelle
du fragment sur les deux infinis : il ne s’agirait pas de donner le
spectacle des ordres d’infinitude pour effrayer le libertin, mais il
s’agirait d’un essai de méthode, d’une quête d’un point fixe, d’une
recherche d’un centre. M. Serres en veut pour preuve la constance de
cette recherche dans les traités scientifiques de Pascal : le traité
sur les sections coniques pour la géométrie, le traité du triangle
arithmétique et les carrés magiques pour l’arithmétique, la lettre à
Carcavy sur la roulette pour le calcul, le traité de l’équilibre des
liqueurs pour la mécanique.
Nous avons effleuré ce problème à propos
de la docte ignorance : d’où vient la lumière alors que Dieu est caché
et inaccessible à la seule intelligence ? C’est la question de la
détermination d’un point de vue de la connaissance. Chez Descartes, le
point archimédien est le Cogito ; mais quel est ce point chez Pascal ?
Comme Descartes, Pascal est en lutte contre le scepticisme, mais, à la
différence de Descartes, il pense que la raison est impuissante à
remporter la victoire. Il faut un renversement du pour au contre, il
faut user de la balance. Finalement, la figure du centre sera
Jésus-Christ.
d - L’augustinisme
N. de Cues et B. Pascal se réfèrent
constamment à la pensée de saint Augustin, le citant abondamment ;
mais chacun peut avoir « son » saint Augustin. Ce partage est très net
chez nos deux auteurs : le premier reprend la doctrine de
l’intelligence en lisant essentiellement le De Trinitate ; le
second reprend la doctrine de la grâce en lisant principalement De
civitate Dei. A cette possibilité de choix dans la doctrine
augustinienne s’ajoute une différence de position institutionnelle
entre N. de Cues et B. Pascal ; si N. de Cues devait polémiquer et se
défendre au sein de l’Eglise, du moins était-il cardinal et donc
investi d’une autorité officielle en théologie, alors que Pascal ne
disposait pas de cet avantage ; aussi est-il bien heureux de trouver
en saint Augustin, non seulement un puissant théoricien, mais aussi
une autorité incontestable, un Père de l’Eglise, capable de
contrebalancer le pouvoir excessif des jésuites. On remarquera que
saint Augustin est invoqué par B. Pascal, avant tout, pour son
autorité : Si saint Augustin venait aujourd’hui et qu’il fût aussi
peu autorisé que ses défenseurs, il ne ferait rien. Dieu conduit bien
son Eglise de l’avoir envoyé devant avec autorité (Pensée 869B);
les défenseurs de saint Augustin sont ici Jansenius et Arnauld, puis
Pascal. Mais c’est Dieu lui-même qui l’a envoyé en première ligne. La
référence à saint Augustin est également une sorte de retour aux
sources, par-dessus la scolastique médiévale ; Pascal récuse
l’argument d’autorité dans les questions relevant de la science, mais
en théologie, il lui paraît évident, en premier lieu, de se soumettre
à l’autorité de l’Ecriture et des Pères de l’Eglise : Où cette
autorité a la principale force, c’est dans la théologie, parce qu’elle
y est inséparable de la vérité et que nous ne la connaissons que par
elle (Préface pour le traité du vide, Oeuvres complètes,
texte établi par Jacques Chevalier, Paris, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1954, p.530). Le « saint Augustin de B. Pascal » est donc
très différent du « saint Augustin de N. de Cues », à tel point qu’on
peut se demander parfois s’il s’agit bien du même personnage.
L’amour de l’intelligence à travers la
Trinité de Dieu, voilà, semble-t-il, la grande idée que N. de Cues
retient de saint Augustin. L’intelligence est ce par quoi l’homme peut
trouver la vérité. Tout homme qui comprend qu’il doute, comprend
quelque chose de vrai, et il est certain de ce qu’il comprend. Il est
donc certain d’une vérité. Tout homme qui doute si la vérité existe,
possède en lui une vérité qui ne lui permet pas de douter. Et il n’y a
aucune vérité qui soit vraie sans la vérité (Saint Augustin, De
vera religione, XL, 74). Malgré l’impression de scepticisme que
peut donner parfois la théorie de la docte ignorance, on sait que le
doute n’est, pour N. de Cues, qu’une étape et même un stimulant pour
la recherche de la vérité. Il a certainement médité ces paroles :
Non seulement celui qui dit : « Je sais » et qui dit vrai, il est
nécessaire qu’il sache ce que c’est que savoir ; mais même celui qui
dit « Je ne sais pas », et qui le dit à juste titre avec assurance,
sait également ce que c’est que savoir. Il distingue en effet savoir
et non-savoir quand il dit avec vérité et devant l’évidence : « Je ne
sais pas » ; et, puisqu’il sait qu’il le dit avec vérité, d’où le
saurait-il, s’il ne savait ce que c’est que savoir (Saint
Augustin, De Trinitate, X, I, 3). On trouve des prémisses assez
claires de la docte ignorance dans de tels propos : L’âme ne peut
s’ignorer absolument, elle qui, tout en s’ignorant, se connaît encore.
Si elle ignorait son ignorance, elle ne se chercherait pas pour se
connaître. C’est pourquoi, par le fait même qu’elle se cherche, elle
prouve qu’elle se connaît plus qu’elle ne s’ignore. Elle se connaît se
cherchant et s’ignorant tandis qu’elle se cherche pour se connaître
(id, X, III, 5). On trouve également l’idée platonicienne
de l’ascension de l’âme dont N. de Cues fait une véritable doctrine.
On ne s’étonnera donc pas de trouver une continuité de saint Augustin
à N. de Cues sur la théorie de l’intelligence.
B. Pascal a lu tout autrement les textes
augustiniens ; un témoignage nous le rapporte : M.Pascal n’aimait
point les réflexions que saint Augustin fait sur les nombres, ni ses
pointes, ni ses jeux de parole. Il a pu avoir quelques fausses
beautés qui trouvent des admirateurs, mais au reste, c’est le Père qui
raisonne le plus juste et qui a plus d’élévation et d’autorité
(témoignage de Rapin in B. Pascal, complètes, texte établi par
Jean Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1976, Vol.I, p. 891). Les
deux dogmes fondamentaux auxquels Pascal résume son christianisme sont
la chute et la rédemption : La foi chrétienne ne va presque qu’à
établir ces deux choses : la corruption de la nature, et la rédemption
de Jésus-Christ (Pensée 194 B). Or, saint Augustin s’engage
nettement dans ce sens. On trouvera trace de l’augustinisme chez
Pascal dans le thème de la supériorité du coeur sur la raison. Je
ne serais pas chrétien sans les miracles, dit saint Augustin
(Pensée 812B), ce qui signifie que la raison interdirait au coeur
d’admettre la vérité du christianisme si celle-ci n’était pas
manifestée par des signes divins. Sur cette priorité de la foi sur la
raison, n’y a-t-il pas une rupture avec N. de Cues pour qui
l’intelligence peut s’approcher par elle-même de la lumière de Dieu ?
Dans ce sens, N. de Cues serait plutôt du côté d’un Descartes que d’un
Pascal.
Mais la principale référence de Pascal à
l’augustinisme concerne, bien sûr, la doctrine de la grâce, et
notamment les textes anti-pélagiens de saint Augustin. Il serait
fastidieux de citer tous les arguments de cette discussion. Les
références de B. Pascal sont constamment prises dans le De civitate
Dei, lu à travers Montaigne, Jansenius et les solitaires de
Port-Royal. Ainsi, cette Pensée 654B : Augustin, de Civ. Dei, V,
10. Cette règle est générale : Dieu peut tout, hormis les choses
lesquelles s’il les pouvait il ne serait pas tout-puissant, comme
mourir, être trompé et mentir, etc. C’est encore à cette oeuvre de
saint Augustin qu’il se rapporte à propos des nombres : Comme nous
savons qu’il est faux que les nombres soient finis, donc il est vrai
qu’il y a un infini en nombre (Pensée 233B) qui reprend la formule
augustinienne : chaque nombre est fini, mais tous ensemble sont
infinis (Saint Augustin, De civitate Dei, XII, 19).
Bien qu’il soit très éloigné de la théorie cusaine de la coïncidence
des opposés, B. Pascal aurait pu croiser cette perspective dans ses
Ecrits sur la grâce ; en effet, la délicate question de la
prédestination soulève de redoutables paradoxes ; pourquoi, entre deux
hommes également coupables, Dieu sauve-t-il celui-ci et pas l’autre ?
Plus grave encore, pourquoi, entre deux justes, Dieu accorde-t-il le
salut à l’un et pas à l’autre ? Pascal aurait pu répondre, à la
manière de N. de Cues, que notre principe rationnel de
non-contradiction ne vaut plus pour Dieu, mais il s’arrête sur les
bords du mystère ; se référant à saint Augustin, il parle du jugement
caché de Dieu ; il est interdit de chercher plus loin ; il est
impossible de trouver une raison du choix divin qui soit à notre
mesure (Écrits sur la grâce in B. Pascal, complètes,
texte établi par Jean Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1976,
Vol.III, p. 671).
On peut conclure de cette double lecture
d’un même auteur qu’une référence commune n’établit pas une filiation.
Ce n’est pas parce que N. de Cues et B. Pascal ont tous deux lu saint
Augustin, peut-être dans des éditions très proches, qu’ils en ont tiré
les mêmes leçons et qu’une communauté de pensée s’est établie entre
eux. On peut généraliser la leçon à ces thèmes apparemment communs que
nous venons de parcourir : il n’y a pas de filiation continue de N. de
Cues à B. Pascal, mais plutôt une rupture ; c’est dans cette
perspective d’une opposition radicale qu’il nous faut étudier leurs
rapports. La distance historique qui sépare B. Pascal du Cusain est
considérable : entre-temps, la révolution astronomique a totalement
détruit l’ordre du cosmos, les guerres de religion ont remis en cause
la compréhension du dogme de l’Incarnation, le scepticisme s’est
emparé des esprits et a servi d’arme contre le principe de
l’infaillibilité pontificale, la science moderne est née ; face à lui,
B. Pascal a non seulement tout un bouleversement à penser, mais aussi
un Descartes, auteur d’un redoutable système dont il mesure tous les
dangers. Le contexte philosophique est entièrement différent de celui
du Cusain, mais aussi, nous allons le voir, le contexte mathématique.
e - Les trois ordres
On trouve chez N. de Cues et B. Pascal
l’idée commune des degrés du savoir, de la nécessité de s’élever de
l’un à l’autre pour parvenir à l’illumination totale ; ils reprennent
tous deux l’image mystique de l’échelle (
Il
eut un songe : voilà qu’une échelle était plantée en terre et que son
sommet atteignait le ciel et des anges de Dieu y montaient et
descendaient ! (Le songe de Jacob in Genèse, XXVIII, 12))
permettant l’ascension vers Dieu. On trouve bien cette idée d’une
élévation, d’un détachement progressif menant du bas vers le haut,
chez les deux auteurs, mais s’agit-il bien de la même échelle ?
N. de Cues décompose l’âme en trois
facultés : l’intelligence (intellectus), la raison (ratio)
et les sens (sensus). Entre ces facultés circulent l’ombre et
la lumière, la connaissance et l’ignorance. Pascal distingue trois
ordres dans la connaissance : les corps, les esprits et la charité (
Pensée
793 B). Il nous invite à nous élever
progressivement de la considération des corps (non seulement la chair,
mais aussi la puissance), à la considération des esprits (par la
science), puis à la charité. Il découle de cette structure de l’âme
une conception trinitaire de la démarche de la pensée. Pour N. de
Cues, le passage des sens à la raison, puis de la raison à
l’intelligence s’effectue dans une relative continuité ; le principal
obstacle tient au principe de non-contradiction qui empêche la raison
de comprendre des objets difficiles comme Dieu, l’infini, la
création... parce qu’ils nous conduisent à des antinomies. N. de Cues
surmonte la difficulté avec sa fameuse doctrine de la coïncidence des
opposés. Dans sa critique du rationalisme cartésien, Pascal n’est pas
loin d’arriver à la même conclusion, semble-t-il, mais son ascension
des âmes ne s’effectue pas du tout de la même manière que chez N. de
Cues. Pascal interdit tout passage continu d’un ordre à l’autre. De
tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite
pensée : cela est impossible et d’un autre ordre (id.).
La grande différence tient donc à la question de la continuité.
Chez N. de Cues, les trois facultés
cognitives de l’âme sont en continuité. Comme le résume bien
Vansteenberghe, le degré infime d’intelligence étant le degré
suprême de raison, et le degré infime de raison étant le degré suprême
du sens (
Vansteenberghe, Le cardinal
Nicolas de Cues, Genève, Slatkine Reprints, 1974, (1ère
éd. : 1920), p. 423). Cette continuité est
assurée par la présence, partout, de l’unité de Dieu. Il y a donc un
mouvement de compénétration des éléments de l’âme les uns dans les
autres et l’échelle se parcourt dans les deux sens : L’unité de
l’intellect descend dans l’altérité de l’imagination, l’unité de
l’imagination descend dans l’altérité du sens ; mais en même temps,
l’intellect unit dans l’imagination l’altérité des sensations, dans la
raison celle des images, et celle des raisons dans l’unité
intellectuelle simple (id, p. 349).
Pour résumer, on pourrait dire que l’échelle de N. de Cues se parcourt
dans les deux sens, de façon continue, et qu’elle est tenue d’en haut
par l’unité que Dieu y répand.
Chez B. Pascal, l’organisation des trois
ordres est commandée par une série de principes qui établissent une
discontinuité fondamentale entre eux. Si l’on suit bien le texte de la
Pensée 793B, on peut noter : 1 - une distance infinie sépare
les ordres ; La distance infinie des corps aux esprits figure la
distance infiniment plus infinie des esprits à la charité. 2 - les
ordres supérieurs sont invisibles aux ordres inférieurs ; La
grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux
capitaines, à tous ces grands de chair. 3 - un ordre n’est vu que
des ordres supérieurs et de lui-même et ne se mesure qu’avec ses
propres éléments ; Les saints...sont vus de Dieu et des anges, et
non des corps ni des esprits curieux : Dieu leur suffit. 4 - des
éléments d’un ordre inférieur sont inutiles pour démontrer une vérité
d’un ordre supérieur ; Archimède, sans éclat, serait en même
vénération. Il n’a pas donné des batailles pour les yeux, mais il a
fourni à tous les esprits ses inventions. 5 - la petitesse
apparente des éléments d’un ordre est en réalité de grandeur infinie
dans cet ordre ; Il est bien ridicule de se scandaliser de la
bassesse de Jésus-Christ, comme si cette bassesse était du même ordre,
duquel est la grandeur qu’il venait faire paraître. 6 - les ordres
sont incommensurables entre eux ; Tous les corps ensemble, et tous
les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le
moindre mouvement de charité. 7 - les ordres sont irréductiblement
hétérogènes ; De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer
un mouvement de vraie charité.
On retrouve une organisation aussi
hiérarchique et aussi discontinue dans le fragment Raison des
effets, commençant par l’indication Gradation (
Pensée
337B): Le peuple honore les puissants
par ignorance ; les demi-habiles les méprisent parce qu’ils ne
disposent que de la demi-lumière de la raison (l’esprit critique) ;
les habiles les honorent parce qu’ils ont toute la lumière de la
raison (la pensée de derrière) ; les dévôts les méprisent parce qu’ils
ne disposent que de la demi-lumière de la foi (la piété sans la
grâce) ; les vrais chrétiens, enfin, les honorent parce qu’ils ont la
pleine lumière de la foi. On retrouve une partie des principes
énumérés ci-dessus : (2) - les ordres supérieurs sont invisibles aux
ordres inférieurs ; (3) - un ordre n’est vu que des ordres supérieurs
et de lui-même et ne se mesure qu’avec ses propres éléments ; (4) -
des éléments d’un ordre inférieur sont inutiles pour démontrer une
vérité d’un ordre supérieur ; (7) - les ordres sont irréductiblement
hétérogènes ; la preuve en est qu’ils aboutissent à des effets
alternativement opposés ; Ainsi se vont les opinions succédantes du
pour au contre selon qu’on a de lumière.
Derrière cette organisation, on sait
qu’il y a le principe mathématique exposé à la fin du Traité de la
sommation des puissances numériques (1654) : On n’augmente pas
une grandeur continue lorsqu’on lui ajoute, en tel nombre que l’on
voudra, des grandeurs d’un ordre d’infinitude inférieur. Ainsi les
points n’ajoutent rien aux lignes, les lignes aux surfaces, les
surfaces aux solides (
Traité de la
sommation des puissances numériques, in Oeuvres complètes,
texte établi par Jacques Chevalier, Paris, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1954, p.1432) ; Ce principe pose
l’impossibilité de passer d’un ordre à un autre par une simple
continuité. Pascal distingue les ordres par la simple définition
d’Eudoxe (Euclide, Eléments, L.V, déf.4)
que J.L. Gardiès repère dans De l’esprit géométrique : Un
indivisible, multiplié autant qu’on voudra, ne fera jamais une
étendue. Donc il n’est pas du même genre que l’étendue par la
définition des choses du même genre...Et on en trouvera un pareil
(rapport) entre le repos et le mouvement, et entre un instant et le
temps ; car toutes ces choses sont hétérogènes à leurs grandeurs,
parce qu’étant infiniment multipliées, elles ne peuvent jamais faire
que des indivisibles d’étendue, et par la même raison (De
l’esprit géométrique, in Oeuvres complètes, texte établi
par Jacques Chevalier, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,
1954, p. 590). C’est la même définition d’Eudoxe
qui commande l’hétérogénéité entre les trois ordres : Ce sont trois
ordres différents de genre. Les grands génies ont leur empire, leur
éclat, leur grandeur, leur victoire, leur lustre, et n’ont nul besoin
des grandeurs charnelles, où elles n’ont pas de rapport...Les saints
ont leur empire, leur éclat, leur victoire, leur lustre, et n’ont nul
besoin des grandeurs charnelles ou spirituelles, où elles n’ont nul
rapport, car elles n’y ajoutent ni ôtent (Pensée
793B). Il y a une gradation entre les ordres,
mais il n’y a pas de rapport entre eux. On pourrait dire que l’échelle
de Pascal ne se parcourt que du bas vers le haut, en sautant d’un
degré à l’autre, et à condition que Dieu nous tende la main en nous
envoyant sa grâce. Derrière la question de l’hétérogénéité des trois
ordres, de la discontinuité fondamentale du réel, se profile la
question des proportions.
F - La recherche d’une proportion
N. de Cues cherche une proportion
conduisant l’homme vers Dieu : La proportio est, selon lui, la
clé essentielle de la recherche : Toute recherche consiste en une
proportion comparative facile ou difficile, et c’est pourquoi l’infini
qui échappe, comme infini, à toute proportion, est inconnu. Or, la
proportion qui exprime accord en une chose d’une part et altérité
d’autre part, ne peut se comprendre sans le nombre. C’est pourquoi le
nombre enferme tout ce qui est susceptible de proportions (
De
Docta Ignorantia, I, 1, Herder, I, 194) Le
domaine privilégié dans lequel se déploie la puissance de la
proportion sera le domaine mathématique : Nous appelons
symboliquement nombre la première réalité dérivée, parce que le nombre
est le substrat de la proportion ; sans nombre il n’est, en effet,
aucune proportion. Et la proportion est le lieu de la forme ; car,
sans proportion adaptée et congrue à la forme, la forme ne saurait se
réfléchir...( De Mente, VI, Herder,
III, 524) La raison en est que Dieu lui-même l’a
utilisée lors de la création : Dieu s’est servi, dans la création
du monde, de l’arithmétique, de la géométrie, de la musique et de
l’astronomie, tous arts dont nous faisons usage aussi quand nous
recherchons les proportions des choses, des éléments et des mouvements
(De Docta Ignorantia, II, 13, Herder,
I, 410). C’est pourquoi on la retrouve partout
dans le monde : La proportion est le lieu du monde, ou la région de
la forme, et la matière le lieu de la proportion (De
Mente, VI, Herder, III, 520). Les recherches
mathématiques du Cusain sont entièrement animées par cet espoir de
mettre à jour la proportion que Dieu a placée dans les choses. Certes,
il convient d’être prudent, d’emblée, en rappelant les hommes à
l’humilité : La mesure avec laquelle l’homme parvient à la
recherche du vrai n’a elle-même aucune proportion avec le vrai, et par
là, celui qui s’arrête avant l’exactitude, ne saisit pas l’erreur.
C’est là que les hommes se différencient, puisque les uns se vantent
d’être parvenus à l’exactitude, alors que les sages savent qu’elle est
inaccessible, de sorte que ceux qui sont les plus sages ont la science
de leur ignorance.( De circuli quadratura)
Mais, pour sa part, N. de Cues estime avoir trouvé la proportion entre
le droit et le courbe. Parce que j’ai vu qu’il manquait une règle
pratique pour trouver une mesure commune des courbes et des droites
dans les sciences géométriques, et de là, qu’elles étaient
imparfaites, et que plusieurs mesures qui paraissent possibles ne
pouvaient être menées à terme, je n’ai épargné aucun effort pour
approfondir cet art. Toi qui lis cet écrit, tu jugeras si je l’ai
trouvé. Je dis que le courbe et le droit sont commensurés quand une
seule mesure les mesure. J’estime qu’une ligne droite a autant de
pieds droits que d’arcs courbes.(De Una
recti curvique mensura) Ceci lui permet,
croit-il, de résoudre le fameux problème de la quadrature du cercle :
Il en sera ainsi dans l’augmentation ou la diminution de tous les
polygones, selon une proportion réciproque unique. Quand un rapport
nous est donné et que nous le connaissons par quelque polygone, alors
nous le connaissons aussi pour le cercle.(
De Quadratura circuli)
On peut donner à titre d’exemple, la
« proposition d’or » qu’il annonce à la fin de ses travaux : dans un
quadrant, le rapport des sections de rayons à la ligne qui les
détermine est constant, que cette ligne soit une corde, un arc ou une
tangente. Il s’agit bien d’une négation de la différence entre la
droite et la courbe par l’invocation de la proportion. N. de Cues est
certain que cette proportion est la même que celle de la diagonale au
côté du carré.
Comment justifier philosophiquement une
telle prétention ? Dieu est à l’origine de l’ordre commun aux choses
et aux idées : Tu as tout disposé selon la mesure, le nombre et le
poids (
De Docta Ignorantia, II, 13,
Herder, I, 412 : Omnia mensura et numero et pondere disposuisti,
in Livre de la Sagesse, XI, 20, que l’on traduit aussi par
Tu as tout réglé avec nombre, poids et mesure, in La Sainte
Bible, Ecole biblique de Jérusalem, Paris, Cerf, 1955, p. 881).
C’est la formule biblique de base que l’on retrouve tout au long du
Moyen Âge (Par exemple, chez Saint Augustin,
De Genesi ad litteram, trad. P. Agaësse et A. Solignac, Paris,
Desclée de Brouwer, Bibliothèque augustinienne, 1972, IV, III, 7,
p. 289) et jusque chez Blaise Pascal (Pascal,
Blaise, De l’esprit géométrique, in Oeuvres Complètes,
éd. de J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1991, Vol. III, p. 401).
Que signifie « disposé selon la mesure » ? La façon dont Dieu a
disposé les choses commande la façon dont l’homme essaie de les
connaître. Comme la cire malléable, la pensée humaine se conforme à la
chose perçue et s’en donne la forme. Il ne s’agit pas seulement d’une
impression passive et d’une forme reçue par les sens, car la pensée
peut concevoir les formes telles qu’elles sont en elles-mêmes (comme
par exemple le cercle en soi), formes qui ne sauraient exister dans la
matière (De Mente, VII, Herder, III, 538).
N. de Cues a pu lire cette métaphore chez Proclus : la pensée est une
tablette de cire qui s’écrit elle-même (Proclus,
Commentaire du premier livre des Eléments d’Euclide, trad. Paul
Ver Eecke, Paris, Blanchard, 1940, 16, 9. Cette image se trouve aussi
chez Aristote, dans le Traité de l’âme, L. II, 12 et L. III, 4,
respectivement pp. 169 et 179 de l’édition Tricot, Vrin).
Comme le miroir, la pensée reflète Dieu. La pensée est image de Dieu.
Mais elle est en même temps une vision. C’est un miroir vivant qui se
contemple lui-même.
S’appuyant sur une étymologie fausse,
N. de Cues considère que la pensée est mesurante : Je conjecture
que mens vient de mensurare (
De Mente,
I, Herder, III, 486 : Mentem quidem a mensurando dici conicio).
La pensée tire son nom de la mesure ; elle est mensuration (De
Mente, III, Herder, III, 502), ce qui est
volontairement équivoque : à la fois activité de mesure des choses, et
règle d’appréciation des choses. Cette idée lui a peut-être été
inspirée par le titre du traité de Jean de Murs (Johannes de Muris),
De Arte mensurandi, dans lequel le Cusain semble avoir pris
connaissance des travaux d’Archimède. Notre intellect cerne avec
précision les choses rationnelles : il en est la vraie mesure (De
Conjecturis, X, Herder, II, 38). La pensée
possède l’étalon avec lequel mesurer la vérité (N.
de Cues a pu lire cette idée chez Proclus, dans son Commentaire du
premier livre des Eléments d’Euclide, trad. Paul Ver Eecke, Paris,
Blanchard, 1940, Prologue, p. 13. On trouve sur la page précédente
l’image de l’âme comme tablette gravée se gravant elle-même).
N. de Cues compare aussi la pensée à un compas vivant qui mesurerait
par lui-même toutes choses (De Mente, IX,
Herder, III, 562).
On peut se demander pourquoi N. de Cues
accorde une telle importance à cette idée de la mesure qui, après
tout, pourrait n’être qu’une métaphore. Pourquoi la mesure est-elle
l’acte essentiel de la pensée ? Pour comprendre cette insistance, il
faut savoir que N. de Cues prétend dépasser l’opposition entre
l’aristotélisme et le platonisme par l’élévation de la pensée à
l’infini. Contrairement à ce qu’affirme le platonisme, il n’existe
aucune multiplicité de modèles et d’idées séparées (
id.,
Herder, III, 498), autrement dit, il n’y a pas
de monde séparé des formes. Contrairement à ce qu’affirme
l’aristotélisme, la forme des choses n’est pas une invention libre de
la raison, car cette forme précède les choses. En fait, pour N. de
Cues, il existe une forme unique, infinie, simple, qui se reflète
dans toutes les choses. Cette forme qu’on appelle Dieu, est ineffable.
C’est la puissance unique et infinie qui se développe dans les choses.
Cette introduction de l’infini dans le problème de la connaissance
constitue l’originalité propre à N. de Cues. C’est en introduisant
l’infini dans la connaissance qu’il opère une révolution par rapport à
la pensée antique : là où l’infini était l’impensable, il est
introduit comme ce qui permet à la pensée de connaître. Si la pensée
est essentiellement mesure des choses, c’est qu’elle est un effort
constant pour s’approcher de la précision. Elle s’efforce, par des
rapports proportionnels, de passer de la connaissance sensible à
l’intelligence des choses. Comme l’arpenteur pose une forme
artificielle contre une forme naturelle pour la saisir au plus près
dans un rapport proportionnel, la pensée applique ses propres formes
sur les choses pour réduire leur diversité à une unité la plus exacte
possible. La pensée divine crée en concevant ; la pensée humaine est
faite pour voir les notions qu’elle conçoit. Le rapport entre la
pensée divine et la pensée humaine repose lui-même sur le principe de
la proportionnalité : ce qu’est la proportion entre les oeuvres de
Dieu et Dieu, la proportion entre les oeuvres de notre pensée et cette
pensée même l’est aussi (id., VII,
Herder, III, 532).
Notre hypothèse est que la divergence
principale entre N. de Cues et B. Pascal porte sur l’existence d’une
proportion permettant à l’homme d’accéder, par une faculté de la
pensée, à la divinité. Disproportion de l’homme (
Pensée
72B) : pour B. Pascal, cette recherche est
fondamentalement un contresens sur l’essence du christianisme. Le
désaccord tient donc à une raison théologique appuyée sur une raison
mathématique. Cette divergence fondamentale a pour conséquence, chez
Pascal, un partage très net entre les disciplines. N. de Cues
rassemble les mathématiques, la cosmologie et la théologie. Pascal les
sépare.
g - Les mathématiques
Pour N. de Cues, le sensible imite
l’intelligible par des images qu’il faut considérer comme des
exemples. Mais où trouver ces exemples ? - dans les mathématiques. En
effet, les mathématiques sont selon F. Bertin, la meilleure
propédeutique à l’exercice de la théologie, car elles fournissent un
critère de certitude irréfragable et proposent des modèles
transposables au plan théologique. Les figures mathématiques
deviennent alors autant de symboles mathématiques de l’Infini qui sont
dotés d’une charge manuductrice pour l’intelligence qui sait les
manipuler (
Trois traités sur la docte
ignorance et la coïncidence des opposés, trad. F. Bertin, Paris,
éd.Cerf, 1991, introduction de F. Bertin, p. 18).
E. Cassirer l’avait déjà remarqué : la mathématique représente pour N.
de Cues le symbole authentique de la pensée spéculative, de la vision
synthétique des opposés. De toutes les oeuvres de Dieu, il n’est de
connaissance précise qu’en lui qui en est l’auteur ou, si nous avons
quelque idée, nous la tirons du symbole et du miroir bien connu de la
mathématique (...) Tout bien considéré, donc, nous n’avons rien de
certain dans notre science sinon notre mathématique et c’est elle qui
est notre symbole pour aller à la chasse des oeuvres de Dieu (Trois
traités sur la docte ignorance et la coïncidence des opposés,
trad. F. Bertin, Paris, éd.Cerf, 1991, introduction de F. Bertin, p.
18). L’exactitude des mathématiques est
recherchée non pas pour elle-même, ni pour fonder la science de la
nature, mais pour fonder la connaissance de Dieu. N. de Cues attend
des symboles mathématiques non seulement une plénitude et une force
sensible, mais surtout une rigueur et une certitude intellectuelle.
Puisque aucune méthode ne s’offre à nous pour atteindre aux réalités
divines sinon par des symboles, c’est à des signes mathématiques que
nous pourrons recourir avec plus de convenance qu’à d’autres, à cause
de leur irréfragable certitude (De Docta
Ignorantia, I, 11. Herder, I, 230). Il
rappelle constamment la fonction propédeutique des mathématiques dans
ses textes mathématiques mêmes. Par exemple : Comment les
mathématiques nous conduisent-elles presqu’à l’absolu divin et
éternel, votre très docte paternité le sait mieux que moi, elle qui
est le sommet des Théologiens.(De
mathematica perfectione)
Comme N. de Cues, B. Pascal utilise
abondamment les mathématiques en dehors de leur contexte, car c’est
bien un même homme qui invente des mathématiques, qui mène une
réflexion philosophique et qui médite sur Dieu ; mais cet usage est,
chez lui, orienté prioritairement vers des fins rhétoriques. Les
mathématiques lui fournissent des analogies, des métaphores (
Cf.
P. Magnard qui analyse les images du cercle, de la sphère, de la
spirale, des carrés magiques et de la parabole),
des techniques de persuasion très efficaces ; sa pratique des
combinaisons se manifeste souvent lors des dénombrements et des
classifications de cas ; par exemple, Quatre sortes de personnes :
zèle sans science, science sans zèle, ni science ni zèle, et zèle et
science (Pensée 868B).
Mais ce recours aux mathématiques va beaucoup plus loin qu’un service
rendu à la rhétorique lorsqu’une métaphore mathématique prend une
signification philosophique et théologique. Par exemple, le concept de
centre (Bras, G. et Cléro, J.P., Pascal,
Figures de l'imagination, chap.3, P.U.F., 1994)
qui joue un rôle mathématique essentiel dans la Lettre à Carcavy,
est repris comme métaphore philosophique (l’existence humaine est une
recherche permanente d’un centre) et théologique : Jésus-Christ est
l’objet de tout, et le centre où tout tend (Pensée
556B).
Cependant, on ne peut pas parler de
théologie symbolique chez B. Pascal. En effet, à la grande différence
de N. de Cues, B. Pascal ne pense pas que la connaissance de Dieu
passe par l’intelligence. Le Dieu de Pascal n’est pas le Dieu des
philosophes et des savants, mais le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de
Jacob. Quand un homme serait persuadé que les proportions des
nombres sont des vérités immatérielles, éternelles et dépendantes
d’une première vérité en qui elles subsistent, et qu’on appelle Dieu,
je ne le trouverais pas beaucoup avancé pour son salut (
Pensée
556B). Cette pique qui vise Descartes pourrait
tout aussi bien viser le Cusain. « Des hommes croient que les
proportions des nombres sont la loi de l’univers qui conduit à Dieu.
Moi, B. Pascal, je n’en suis pas. », aurait-il pu dire. C’est
pourquoi B. Pascal est très prudent sur la question du symbolisme en
théologie ; il refuse de voir partout des symboles ; Deux erreurs :
1° prendre tout littéralement ; 2° prendre tout spirituellement (Pensée
648B). Il n’est donc pas question d’en rajouter
alors qu’il est déjà bien difficile de discerner le sens exact des
figures bibliques ; Il y a des figures claires et démonstratives,
mais il y en a d’autres qui semblent un peu tirées par les cheveux, et
qui ne prouvent qu’à ceux qui sont persuadés d’ailleurs (Pensée
650B).
On doit reconnaître sur la question de
l’usage symbolique des mathématiques, l’effet d’un écart considérable
de deux siècles entre N. de Cues et B. Pascal ; le premier est un
homme du Moyen Âge qui n’envisage pas encore l’impératif d’autonomie
des sciences à l’égard de la théologie ; le second, quoique très
profondément croyant, ne remet plus en cause le divorce accompli par
Galilée entre l’autorité scientifique et l’autorité religieuse ; il
lui paraît de la plus haute prudence de ne pas mélanger les deux
régions de la vérité. Les mathématiques sont et restent un instrument
puissant de la raison humaine, mais elles ne sauraient constituer des
épiphanies divines.
h - La cosmologie
N. de Cues consacre la seconde partie du
De Docta Ignorantia à la cosmologie. Il y expose des thèses
très avancées pour son temps. Il affirme l’infinité de l’univers, non
pas d’une infinité positive, mais d’une infinité indéterminée. Il
distingue l’infini du principe créateur, à savoir Dieu, qui donne
l’existence au fini - c’est l’infini qui finit - et l’infini de
l’univers créé, qui reçoit l’existence - c’est l’infini indéfini ou
privatif. Dieu, par sa puissance, pouvait faire l’univers plus grand
qu’il n’est. Mais l’univers, par sa nature matérielle, ne pouvait être
plus grand qu’il n’est. Dieu a donc fait l’univers aussi grand qu’il
se pouvait. C’est un infini réduit. Il est de la meilleure
façon que sa condition naturelle le lui permet.(
De Docta Ignorantia, II, 1, Herder, I, 320)
La pluralité des mondes est aussi
clairement affirmée par le Cusain : Nous raisonnons pareillement au
sujet des autres régions d’étoiles, supposant que nulle d’elles n’est
privée d’habitants, comme s’il y avait autant de fractions
particulières et mondiales d’un univers un, qu’il y a d’étoiles (or,
celles-ci sont innombrables), de telle sorte qu’un monde unique
universel soit restreint.(
De Docta
Ignorantia, II, 12, Herder, I, 406)
L’univers peut contenir plusieurs mondes, et des mondes habités.
Contrairement à ce qu’en disent les historiens positivistes du XIXème
siècle, le passage à l’univers infini ne signifiait pas nécessairement
une humiliation pour l’humanité. N. de Cues voit dans la terre une
étoile noble. Contre les préjugés de son époque, il affirme que la
terre n’est pas immobile, qu’elle n’est pas l’astre le plus vil, que
sa couleur noire ne prouve pas sa bassesse ; vue de loin, elle nous
semblerait lumineuse. Elle n’est pas l’étoile la plus petite ; elle
n’est pas moins parfaite que les autres planètes.
Dans son exposé du colloque de Royaumont,
M. de Gandillac a souligné l’opposition des attitudes devant
l’infinité du monde entre le sentiment d’angoisse de Pascal et la
sérénité du Cusain. Pour B. Pascal, l’infinité du monde révèle la
disproportion de l’homme, mieux, son incapacité. L’univers que décrit
Pascal a perdu toute structure ; ses parties ont cessé de former un
tout unique ; l’homme est devenu impuissant à concevoir l’univers
comme une image de Dieu, et même, tout simplement, à concevoir une
image de l’univers. L’infini est le signe de notre impuissance à
saisir l’univers comme signifiant. Le monde de la science nouvelle est
devenu silencieux, plus encore pour le croyant, peut-être, que pour le
libertin. Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.(
Pensée
206B) L’optimisme cartésien lui paraît
présomptueux : Il faut dire en gros : « cela se fait par figure et
mouvement », car cela est vrai. Mais de dire quels, et composer la
machine, cela est ridicule (Pensée 79B).
On peut concevoir, en gros, le monde comme une machine, mais on ne
peut en composer le détail. En ce sens, il devient absurde d’espérer
un savoir absolu par la science. C’est ailleurs qu’il faut chercher un
signe de Dieu, dans la Révélation.
Devant cette infinité du monde, le Cusain
éprouve des sentiments fort différents, car tout s’y ordonne et s’y
unifie. Le Cusain pense découvrir dans la structure de l’univers
une participation à la vie intérieure de la déité (
Gandillac,
Maurice de, Pascal et le silence du monde, Colloque de
Royaumont « Blaise Pascal, l’homme et l’oeuvre », Paris, Minuit, 1956,
p. 356). L’infini mondain dépasse notre
entendement, mais l’infini divin en constitue le centre et la
circonférence. Le monde de N. de Cues reste une théophanie. Tout est
bouleversé par rapport au cosmos grec, mais le Cusain ne s’en inquiète
pas. Il décrit le monde infini, non dans une image sensible, mais dans
une vision intellectuelle.
Au colloque de Royaumont, A. Koyré fit
cette remarque : si N. de Cues ne rompt pas vraiment avec le système
ptoléméen, c’est qu’il est avant Copernic, avant Tycho Brahé, et
avant Bruno. Pascal, lui, est après, et il est en face de Descartes
... (
id. p. 385)
N. de Cues n’a pas pu être touché par l’effrayante perspective ouverte
par la science moderne (Notons, par exemple,
cette maladresse de M. de Gandillac : Or, devant ce même univers,
le cardinal de Cues éprouvait des sentiments fort différents (p.
354). Mais, justement, ce ne pouvait pas être le même univers).
Cette comparaison des deux attitudes devant l’infinité du monde repose
en réalité sur un artifice historique : il ne pouvait s’agir de la
même infinité, ni du même monde. La théorie cusanienne de l’infini
confère à l’homme le rôle d’un médian. Certes, il y a disproportion du
fini à l’infini, mais la pensée humaine peut se représenter cette
disproportion ; l’infini sert alors à valoriser le fini. Au contraire,
chez Pascal, l’infini est un abîme qui, tel le Tartare chez les Grecs,
emprisonne l’homme dans sa condition : Je ne vois que des infinités
de toutes parts qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui
ne dure qu’un instant sans retour (Pensée
194B). L’infini pascalien est une
dévalorisation du fini.
i - La théologie
P. Magnard, dans sa thèse, montre qu’un
changement radical s’est opéré entre N. de Cues et B. Pascal, dans la
conception de l’Incarnation. Pour le Cusain (
Cf.
De Docta Ignorantia, Partie III), le Christ assure une fonction de médiation entre l’homme et
Dieu. Dieu est le maximum absolu ; il ne peut être restreint
c’est-à-dire diminué pour devenir une créature finie. Il est le
principe de tout. L’univers est un maximum restreint, c’est-à-dire
réduit à telle forme, telle grandeur, telle couleur, etc. Dans
l’univers, les espèces sont hiérarchisées. Ainsi, l’humanité est-elle
l’espèce la plus haute dans le genre de l’animalité. Toutefois, dans
une espèce, aucun individu n’arrive à la perfection ; aucun homme ne
l’emporte en tout sur tous les autres hommes. Aussi, si l’on pouvait
donner un individu maximum d’une espèce quelconque, il serait la
perfection de son espèce ; il serait à la fois Dieu et créature ; ce
ne serait pas un être composé de Dieu et de créature, mais un être en
qui coïncideraient le créateur et la créature, sans confusion ni
composition, dans une union au-dessus de toute intelligence.
La nature humaine ayant été placée
au-dessus de toutes les oeuvres de Dieu et juste en-dessous des anges,
enfermant en elle la nature intellectuelle et la nature sensible,
résumant en elle l’univers comme en un microcosme, est toute désignée
pour recevoir cet individu parfait. Cet être maximum, c’est-à-dire
réunissant en lui toutes les perfections, sera à égalité avec le
maximum absolu ; il sera le fils de Dieu, sans cesser d’être un homme.
Il est indéniable que Jésus-Christ est cet être parfait, homme-Dieu,
en qui se réalise la perfection divine et la perfection humaine. N. de
Cues nous fait comprendre cet accomplissement de l’humanité dans le
Christ, par une nouvelle image géométrique : la nature humaine est
le polygone inscrit dans un cercle, et le cercle la nature divine ; si
le polygone doit être aussi grand qu’il peut l’être, il n’existerait
plus par lui-même avec ses angles définis, mais dans la figure du
cercle. (
De Docta Ignorantia, III, 4,
Herder, III, 448) La représentation cusaine de
l’univers permet de déterminer dans l’humanité la plus parfaite
réalisée dans le Christ le lieu médian de l’échelle des êtres.
L’avènement du Christ répond à une sorte de calcul de la raison. Le
Christ est le point autour duquel s’ordonne l’univers. Il est la
conciliation du maximum et du minimum, il réunit les opposés dans une
union qui dépasse la puissance de notre entendement. Une relation
proportionnelle permet à l’homme, en prenant le Christ pour moyen
terme, de s’élever à Dieu. Jésus-Christ serait une mesure commune à
l’homme et à Dieu.
A la différence de N. de Cues qui cherche
des proportions permettant de rapporter Dieu à la mesure de l’homme,
Pascal souligne la disproportion de l’homme au monde et de l’homme à
Dieu. Ce monde n’est pas tout. Il n’y a pas de vérité totale en ce
monde. La philosophie doit défaire l’homme de ses illusions -
illusions qu’elle a elle-même produites - pour le convertir vers le
souci de Dieu. Pour Pascal, selon P. Magnard, le Christ n’est pas un
centre d’équilibration, mais un point de rupture ; le Christ est
d’abord le Christ en agonie. Il y a impossibilité de médiation. Pas
plus qu’il n’y a de proportion de l’homme à la nature - Manque
d’avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement
à la recherche de la nature comme s’ils avaient quelque proportion
avec elle (
De Docta Ignorantia, III,
4, Herder, III, 448) -, pas plus il n’y a de
proportion de l’homme à Dieu : Il n’y a nul rapport de moi à Dieu
ni à Jésus-Christ juste.( Pensée 553B)
Pascal tire là la leçon de l’expérience vécue du décentrement du
monde. Les oppositions ne se composent plus, ne se compensent plus,
mais se sont faites contradictions. Le Christ témoigne par sa grandeur
et par son abaissement de l’incommensurabilité de Dieu au monde. Ce
qui semblait plausible à Nicolas de Cues devient chez Pascal le
paradoxe par excellence (Magnard, P.,
Nature et histoire dans l’apologétique de Pascal , Belles Lettres,
p. 275). L’union des deux natures en
Jésus-Christ est un mystère qui échappe à la raison. Ce mystère se vit
dans la foi, mais ne se pense pas. Il y a discontinuité dans l’être,
discontinuité irréductible à tout calcul de la raison.
Partant des mêmes questions mathématiques
sur l’hétérogénéité des grandeurs, N. de Cues et B. Pascal en tirent
des leçons opposées : Chez l’un, le paradoxe mathématique se résout
dans le dogme chrétien, expression d’une rationalité plus haute ; chez
l’autre, il s’exaspère dans un paradoxe plus insoutenable encore,
celui de l’Homme-Dieu (
id., p. 277).
Chez N. de Cues, le Christ est l’actualisation des puissances de
l’homme, la maximisation de l’homme. Chez Pascal, l’homme est
problématique, grandeur évanouissante, en butte à la discontinuité.
Nous voulions mettre en évidence ce point de rupture fondamental : le
premier parie sur l’existence d’une loi de proportionnalité qui relie
les êtres ; le second, instruit des obstacle mathématiques qui s’y
opposent, la refuse. Par où l’on voit que les choix mathématiques
fondamentaux sont aussi et indissociablement des choix métaphysiques.
A la fine pointe des axiomes, le mathématicien fait nécessairement de
la philosophie.