La modernité
Psychanalyse
H. de Campo
L'infini
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La postérité
B. Pascal
 

En quel sens l’univers est-il infini ?

1. La définition générale de l’infini

Qu’est-ce que le Cusain entend par l’infini (infinitus) ? Pour lui, l'infini est une nécessité ontologique absolue, que l'intelligence humaine ne peut se représenter. L'infini est ce qui n'a pas de fin, ce qui ne connaît aucune limite. Il est ce à quoi notre intelligence peut toujours ajouter un élément sans pouvoir le cerner complètement. Ce qui est sans limite dépasse les limites de notre intelligence. C’est un sommet, ce au-dessus de quoi il n’y a rien. "Le plus haut, en effet, est ce au-delà de quoi rien ne peut être plus haut. Seule l’infinité est à cette hauteur." (De sap., c. 1, h. V, n. 9) C’est une notion purement spéculative qui n’a aucun rapport avec la pratique mathématique. Par exemple, alors qu’il sait très bien qu’il n’y a pas de processus allant à l’infini, en voulant conduire une construction géométrique, il écrit maladroitement : "si donc tu procèdes à l’infini, tu arriveras nécessairement à la fin au point…" (De docta ign., II, c. 1, h. I, n. 96), comme si une procédure infinie avait un terme !

Fini et infini ne sont pas des concepts ordinaires et ne forment pas un couple d’opposés entre lesquels on pourrait produire une coïncidence. C’est d’ailleurs le seul cas, dans la philosophie de N. de Cues, pour lequel il n’y a pas de coïncidence des opposés (à l’exception de la nature de Jésus-Christ). Fini et infini sont les deux genres fondamentaux de l’être, correspondant à la dualité platonicienne du sensible et de l’intelligible. Le fini, c’est le limité, le divisible, le mesurable, le quantifiable. Le fini est susceptible d’accroissement et de diminution. Il est composé d’objets restreints se trouvant entre un minimum et un maximum. L’infini, lui, est au-delà du changement. L’infini, c’est le divin : "Toi, mon Dieu, tu es l’infinité absolue elle-même qui, je le vois, est une fin infinie."( De docta ign., II, c. 1, h. I, n. 96) En ce sens, l’infini est le fondement des choses finies. étant le modèle du fini, l’infini ne peut être plus grand ou plus petit qu’il n’est. "Le maximum est nécessairement infini." (De docta ign., I, c. 3, h. I, n. 9). Il n’y a pas de plus ou de moins dans l’infini.

2. Les trois axiomes de l’infini

Il découle de cette définition un premier axiome : il ne peut pas y avoir plusieurs infinis ; 1 - car s’il existait plusieurs infinis, ils se limiteraient mutuellement et seraient donc finis (De docta ign., I, c. 16, h. I, n. 46) ; 2 - car s’il existait plusieurs infinis, il n’y aurait pas qu’un seul principe unique des choses. Or, l’infini est la seule et unique éternité absolue (De mente, c. 2, h. V, n. 61).

Un second axiome pose que toute partie de l'infini est infinie (De docta ign., II, c. 1, h. I, n. 96). L'infini ne peut être plus grand que l'infini, et donc, toute partie de l'infini est elle-même infinie. Nicolas de Cues nous le montre sur le cas du triangle infini : "étant donné que n’importe quelle partie de l’infini est infinie, il est nécessaire que, dans tout triangle qui a un côté infini, les autres soient aussi infinis […] En outre, étant le triangle le plus vrai, qui ne peut être sans trois lignes, il sera nécessaire que cette même ligne infinie en soit trois et que les trois en soient une absolument simple." (De docta ign., I, c. 14, h. I, n. 37)

Ce second axiome qui pourrait entrer en contradiction avec le premier (si un infini comporte plusieurs parties elles-mêmes infinies, il y aurait plusieurs infinis) est respecté grâce à une coïncidence entre l’un et le multiple, coïncidence qu’on trouve dans le dogme de la Trinité. Dans l’infini, il n’y a pas de contradiction entre l’unité et la multiplicité.

Le troisième axiome consiste à affirmer que l’infini échappe à toute mesure, à toute proportion, sinon il serait limité. Il n’y a donc aucune proportion du fini à l’infini (De docta ign., I, c. 3, h. I, n. 9). Cet axiome empêche qu’une addition d’éléments finis forme un infini et qu’on puisse ainsi remonter du fini à l’infini. Il empêche aussi la mesure de l’infini par juxtaposition d’unités de mesure finies. En conséquence, l’infini est incompréhensible par la pensée humaine ; il est inconnu (De docta ign., I, c. 1, h. I, n. 3). La pensée étant limitée, elle est dépassée par l’infini : elle ne peut que s’en rapprocher toujours sans jamais l’atteindre.

3. Les trois notions de l’infini

L’infini est ce qui n’a pas de fin, ce qui ne connaît pas de limite. Mais pour quelle raison un être n’aurait-il pas de fin ? Il y a trois explications possibles :

- soit du fait de sa puissance, cet être ne rencontrerait aucun arrêt dans son action ;

- soit du fait de son incommensurabilité, il serait impossible de cerner les limites de cet être ;

- soit du fait de sa temporalité et de son inachèvement, cet être n’aurait pas encore atteint de limites ;

La première infinité, fruit de la toute-puissance, est l’infinité positive de Dieu. L’infini positif est un mode d’être divin qui marque, face à la finitude humaine, l’incommensurabilité de la nature et de la puissance divines. L’infinité divine est au-delà de toute proportion. C’est un superlatif absolu.

La seconde infinité, effet de notre incapacité à la saisir, est l’infinité négative de Dieu. L’infini négatif reflète les limites de l’esprit humain pour comprendre la divinité. L’homme ne dispose d’aucun nom adéquat pour parler de Dieu. L’infini négatif, c’est l’ineffable. Le mot "infini" désigne alors simplement le non-fini, soulignant par cette négation, non pas un défaut d’être de Dieu, mais l’incapacité humaine à connaître son essence. Ces deux derniers infinis conviennent à Dieu : Dieu est dit infini de deux façons : positivement et négativement (Cette distinction entre l’infinité de puissance et l’infinité quantitative remonte à Platon et à Aristote. Elle est bien signalée par Nicolas de Cues: Nota de infinito quomodo dupliciter dicitur, et deo utroque modo convenit. Note sur l’infini comment il est dit doublement, et comment il convient à Dieu des deux façons. (Note marginale 505 du Codex Cusanus 186, au Commentaire du Parménide de Platon par Proclus, in Bormann: "Cusanus-texte, Marginalien. 2. Proclus latinus").

La troisième infinité, constitutive du temps, est l’infinité privative de la matière. L’infini privatif est ce qu’on ne peut déterminer autrement que par un manque, la déficience du possible, c’est-à-dire de la matière "qui ne peut s’étendre au-delà d’elle-même." (De docta ign., II, c. 1, h. I, n. 97) C’est un indéterminé, un infini en puissance. Cet infini qualifie l’univers.

4. L’infini et le maximum

Mais une telle théorie de l’infini nous paraît aujourd’hui assez limitée. D’abord, c’est une définition qui convient à l’infiniment grand, mais qui ignore complètement la possibilité d’un infiniment petit, des infinitésimaux. L’infini du Cusain est ce que l’intelligence peut augmenter par addition ou multiplication, mais la réciproque des opérations est impossible : on ne peut pas soustraire ou diviser une quantité au-delà du un ou du point. Pour Blaise Pascal, il existera du moins que un. C'est pourquoi l'infiniment petit s'ouvrira pour lui comme un gouffre et suscitera une horreur que ne pouvait pas ressentir le Cusain. Bien qu'il parle de l'infiniment petit au sens du minimum absolu, le Cusain soutient en fait la notion d'indivisible (le un, principe des nombres, et le point, principe des figures).

En second lieu, nous avons la preuve, aujourd’hui, que l’univers est en expansion, et nous concevons maintenant l’infini comme une ouverture. Or, ce que le Cusain dénomme infini, c’est un infini fermé. C’est un infini paradoxalement contenu, dont l’archétype est le polygone rectiligne régulier dont le nombre infini de côtés le fait coïncider avec le cercle. Cette figure métaphorique correspond à la divinité. Dieu est infini au sens du maximum absolu, tel que rien ne peut être conçu qui soit plus grand que lui, mais il n’est pas un infini ouvert, car Dieu ne doit pas se dissoudre dans l’immensité ; il reste unifié, comme le cercle, aussi grand soit-il. C’est un tout, au sens où il ne reçoit aucune limite, au sens où rien d’extérieur ne peut venir l’envelopper. L’infini est illimité parce qu’il occupe tout l’être (Selon Proclus, "tout ce qui est éternel est total." In La théologie platonicienne, III, 27).

A plusieurs reprises, Nicolas de Cues utilise conjointement les deux termes d’infini et de maximum, et laisse entendre une synonymie entre eux (De docta ign., I, c. 4, h. I, n. 11). Qu’est-ce que le maximum ? "J’appelle maximum ce qui est tel que rien ne peut être plus grand. Or, la plénitude convient à ce qui est un. C’est pourquoi l’unité – qui est aussi entité – coïncide avec la maximité. Mais si une telle unité est absolue et totalement en dehors de toute relation et contraction, il est manifeste que rien ne s’oppose à elle en tant que maximité absolue. Le maximum est donc l’un absolu, qui est tout, et en qui tout est parce qu’il est le maximum."( De docta ign., I, c. 2, h. I, n. 5)

Le maximum absolu, tel que rien de plus grand ne puisse exister, reprend la définition anselmienne de Dieu. Ce maximum n’est pas quantifiable. Ce n’est pas le plus grand en comparaison avec d’autres êtres ( un superlatif relatif), mais c’est le plus grand au-delà de toute comparaison possible (un superlatif absolu). Le maximum relatif, étant le plus grand comparativement à d’autres objets, pourrait être augmenté (de même pour le minimum relatif susceptible de diminution), alors que le maximum absolu est tel qu’il ne puisse y en avoir de plus grand ; étant tout ce qu’il peut être et tout ce qui peut être, il est tout entier en acte. Par ses formules, Nicolas de Cues fait du maximum une totalité complète, ce qui, pour nous aujourd’hui, est particulièrement difficile à concilier avec l’idée d’infini.

Il en résulte, à nos yeux, que sa notion de maximum nous semble parfois contradictoire. Mais ce n’est pas le cas. Les oppositions logiques n’existent que pour les objets qui admettent un excédent (les objets finis), mais elles ne conviennent pas au maximum absolu qui est au-dessus de toutes les oppositions. La contradiction est impossible dans le maximum ; il est ce à quoi rien ne peut être opposé. Ainsi, le maximum est en tout, en dehors de tout, principe de tout, fin de tout, cause de tout. Il est nécessairement en acte. Il est ce sans quoi rien ne peut exister.

On rencontre, par exemple, le paradoxe suivant : dans l’infini absolu qui n’est susceptible ni d’augmentation ni de diminution, le maximum et le minimum coïncident (De docta ign., I, c. 17, h. I, n. 47). Ce paradoxe se justifie par trois raisons : 1 - le minimum absolu est ce en quoi la division aurait été la plus grande si cela avait été possible ; 2 - comme l’infini est absolu, rien ne peut lui être opposé, et, en lui, maximum et minimum coïncident ; 3 - l’infini est ce en quoi la contradiction est impossible (De docta ign., II, c. 3, h. I, n. 105), ce qui dépasse toute contradiction.

On aboutit donc à cette conséquence essentielle, pour la connaissance, que l’infini est ce qui nous fait dépasser toute opposition (De docta ign., I, c. 16, h. I, n. 43). Maximum et minimum sont des termes transcendants : "Le maximum et le minimum, tels qu’ils sont entendus dans cet ouvrage, sont des termes transcendants, d’une signification absolue, de telle sorte qu’ils embrassent toutes les choses dans leur simplicité absolue, par-delà toute contraction dans une quantité de masse ou de force." (De docta ign., I, c. 4, h. I, n. 12) Ce sont des incompréhensibles transcendants, c’est-à-dire des termes qui ne peuvent aucunement jouer le rôle des concepts ordinaires puisqu’ils désignent des réalités inaccessibles à la pensée. Nicolas de Cues ajoute deux qualificatifs au maximum absolu : 1 - étant tout ce qui peut être, le maximum absolu est un ; 2 - étant au-delà de toute composition, le maximum absolu est simple.

Ce maximum absolu simple et un est infini ; c’est Dieu (De docta ign., I, c. 5, h. I, n. 14 et III, III, h. I, n. 196). Le maximum absolu est désigné explicitement par N. de Cues comme l’infini négatif, car, contrairement au nombre infini ou à la ligne infinie, on ne peut rien lui ajouter dans une gradation, si on ne lui donne pas absolument tout : "Seul, donc, le maximum absolu est négativement infini parce que seulement lui est ce qui peut être avec toute sa puissance." (De docta ign., II, c. 1, h. I, n. 97) Du point de vue de la connaissance humaine, le maximum absolu est donc l’infini négatif. L’infini privatif sera réservé à l’univers.

5. L’univers infini

Quelle est la portée de cette théorie de l’infini cosmologique ? Kurt Flasch (Introduction à la philosophie médiévale, 208-224) voit dans la levée de l’interdit sur l’infinité de l’univers la grande nouveauté de Nicolas de Cues, car face aux essences aristotéliciennes qui préservaient la science de l’intrusion de l’infini, celui-ci n’hésite pas à parler d’un infini indistinct, d’un univers dans lequel s’abîment toutes les différences. Georges Minois (L’église et la science, 322) parle même de la "folle audace" du Cusain qui qualifie l’univers d’indéfini, terme qui sera réutilisé par Descartes dans sa lettre à Chanut du 6 / 6 / 1647. On ne peut éviter de citer la célèbre formule : "La machine du monde aura, pour ainsi dire, son centre partout et sa circonférence nulle part, parce que Dieu qui est partout et nulle part est sa circonférence et son centre." (De docta ign., II, c. 12, h.I, n. 162) De nombreux commentateurs comme Cassirer et Koyré ont vu dans cette formule qui fait descendre l’infini de Dieu sur l’univers une anticipation de la révolution astronomique de la Renaissance.

Mais qu’en est-il, en fait ? Nous devons relativiser la nouveauté de la cosmologie cusaine. D’abord, demeurant fidèle au néoplatonisme chrétien (De princ., h. X, n. 33), Nicolas de Cues distingue l’infini du principe créateur, à savoir Dieu, qui donne l’existence au fini - c’est l’infini qui finit - et l’infini de l’univers créé, qui reçoit l’existence - c’est l’infini indéfini ou privatif. On peut d’ailleurs relever ses termes qui sont très précis sur ce point. A propos du monde : "Dès lors, si nous ne discernons pas l’un dans le multiple, nous ne voyons dans la multiplicité que confusion, difformité infinie ou indétermination." (De princ., h. X, n. 7) A propos de Dieu : "Dès lors, il est éternel, simple, sans terme, infini, inaltérable, non multipliable, etc." (De gen., h. IV, n. 144) L’infinité de l’univers ne peut donc être envisagée qu’en relation avec l’infinité divine.

De plus, Nicolas de Cues utilise encore le vocabulaire aristotélicien ; pour lui, l’infinité de l’univers est une infinité en puissance, par défaut, alors que l’infinité de Dieu est une infinité en acte. "Aussi, bien que par rapport à la puissance infinie de Dieu, qui est sans limite, l’univers puisse être plus grand, cependant, puisque la possibilité d’être – ou matière – qui n’est pas en acte extensible à l’infini s’y oppose, l’univers ne peut pas être plus grand." (De docta ign., II, c. 1, h. I, n. 97) L’univers, en tant qu’œuvre divine et en tant que composé matériel ne peut être plus grand qu’il n’est. Ce n’est pas un maximum absolu. Ce n’est qu’un maximum relatif, en ce qu’il peut "potentiellement" encore augmenter ou diminuer. Dans ce maximum relatif, jamais on ne parvient au maximum ni au minimum absolus (De ludo, h. IX, n. 96).

Nicolas de Cues a cette étrange formule à propos de l’univers : "il n’est ni fini ni infini" (De docta ign., II, c. 1, h. I, n. 97) qu’on peut comprendre ainsi : il n’est pas fini au sens où il est l’expression de la puissance infinie de Dieu ; mais il n’est pas infini au sens où il est limité par sa nature matérielle ; l’univers ne peut pas être plus grand que l’infinie puissance de Dieu (De docta ign., II, c. 1, h. I, n. 97). Le Cusain précise : "Bien que le monde ne soit pas infini, il ne peut cependant être conçu comme fini, parce qu’il n’a pas de limites dans lesquelles il serait enfermé." (De docta ign., II, c. 11, h. I, n. 156) En conséquence, il n’est pas contenu entre un centre fixe (qui serait la Terre) et une circonférence corporels ; il n’a ni pôles fixes, ni une neuvième sphère. C’est Dieu qui est son centre et sa circonférence.

En conclusion, bien que le même adjectif "infini" soit attribué à Dieu et à l’univers, il ne peut s’agir de la même infinité. Dieu, par sa puissance, pouvait faire l’univers plus grand qu’il n’est. Mais l’univers, par sa nature matérielle, ne pouvait être plus grand qu’il n’est. Dieu a donc fait l’univers aussi grand qu’il se pouvait. C’est un infini réduit. Il "n’est en acte que de manière contractée, parce que c’est la meilleure façon pour lui de manifester la condition de sa nature." (De docta ign., II, c. 1, h. I, n. 97) La possibilité, pour l’univers, d’être plus grand en acte, a été restreinte par Dieu. "Ainsi l’infinité de la matière est privative, celle de Dieu, négative." (De docta ign., II, c. 8, h. I, n. 135) Le Cusain en arrive même à dire que le monde, par sa contingence, est fini (De docta ign., II, c. 8, h. I, n. 139), par rapport à la puissance de Dieu. Cette restriction, parce que le monde est restreint par contingence, devrait modérer l’enthousiasme de ceux qui en font un précurseur de l’univers infini moderne.

Jean-Marie Nicolle,

Lisboa, juin 2016