La modernité
Psychanalyse
H. de Campo
L'infini
Math_Méta
La postérité
B. Pascal

 

 

L

 

 

La modernité de Nicolas de Cues

Introduction

Il y a six cents ans naissait le premier philosophe qui osa affirmer l’infinité de l’univers. Si vous cherchez le nom de Nicolas de Cues dans une histoire de la philosophie ou dans une histoire des sciences, vous trouverez son nom soit à la fin du volume sur le Moyen Âge, soit au début du volume sur la Renaissance. On considère en même temps qu’il est le dernier penseur médiéval et le premier penseur de la Renaissance. Cette équivoque est très révélatrice : on ne sait où le placer ; ferme-t-il l’époque médiévale ou inaugure-t-il l’âge des découvertes ? Dans les histoires plus simplifiées, il n’apparaît généralement pas : il passe à la trappe de l’oubli avec tous les auteurs du XIVème et du XVème siècles tant il est admis qu’à cette période il ne se passe rien d’intéressant. Et pourtant ... Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les traductions et les études sur le Cusain ont repris avec un intérêt croissant. Nous sommes en retard sur l’Allemagne et les Etats-Unis, mais nous pouvons accéder maintenant en France à des traductions. Que signifie ce regain d’intérêt à notre époque ? Pourquoi, au moment où l’on remet en question les valeurs de la modernité, se met-on à lire un philosophe qui précède de peu l’invention de la modernité ? Je voudrais avancer l’hypothèse selon laquelle cette relecture actuelle de Nicolas de Cues serait un des symptômes de l’inquiétude que nous vivons dans le passage à une autre époque dont nous discernons encore mal la véritable nouveauté.

 

A. Biographie

Né en 1401 à Cusa, sur les bords de la Moselle en Allemagne - son père, Jean Krebs, était batelier - N. de Cues est un enfant studieux ; il commence des études à l’Université de Heidelberg en 1416, puis il part à Padoue de 1417 à 1424 étudier le droit canonique ; il termine ses études à Cologne en 1426. Il est passionné par les manuscrits anciens, il fouille les bibliothèques, découvre des oeuvres que l’on croyait perdues et se fait de nombreux amis parmi les humanistes. Cependant, bien qu’il sache le latin, le grec et l’hébreu, il ne se lance pas dans des traductions. Sans raconter tous les événements de sa vie, je vais rapporter cinq épisodes importants qui montrent que Nicolas de Cues ne pouvait échapper à l’atmosphère de crise du Christianisme, caractéristique de son temps.

 

1. Son premier procès

Il participe au Concile de Bâle à partir de 1432, au service de la famille du comte de Manderscheid contre le pape Martin V ; il assurait la défense d’Ulric Mandersheid qui prétendait au siège d’archevêque de Trèves alors que le pape avait nommé un autre candidat. Il comptait bien triompher. Malheureusement, la situation était plus compliquée qu’il ne le croyait. Les alliances apparentes étaient en réalité doublées par des alliances occultes dont il ignorait tout. L’affaire tourna mal. Et Nicolas perdit son premier procès. Il fut profondément blessé dans son amour-propre ; il comptait sur l’indépendance du concile par rapport au pape, et voilà que ce concile entérinait la décision pontificale. Par dépit, il alla rejoindre le parti adverse et se rallier au clan du pape. Il se tourne vers le pape dont il va devenir un précieux collaborateur.

2. Le concile de Ferrare

En 1437 et 1438, il est envoyé en mission en Crète pour réunir un synode entre l’église grecque et l’église de Rome. Il s’agissait de ramener le patriarche Jean Paléologue et d’autres dignitaires de l’Eglise d’Orient. Une délégation accepta de faire le voyage pour négocier une éventuelle réunification des deux Eglises. C’est pendant le voyage en bateau qu’il a l’idée de la coïncidence des opposés. Mais dès qu’on donna la parole aux théologiens au concile de Ferrare, il n’y eut plus que des querelles doctrinales. L’objet le plus célèbre de la grande querelle était le « filioque ». Pendant plusieurs mois, on s’opposa sur la formulation du Credo en discussions qu’on pourrait qualifier tout autant de latines que de byzantines. Les Grecs soutenaient que « le Saint-Esprit procède du Père par le Fils » (per filium) alors que les Latins soutenaient que « le Saint-Esprit procède du Père et du Fils » (filioque). Il serait fastidieux de reconstituer le fond du débat, à savoir la distinction subtile entre l’essence divine du Christ et sa personne, et donc le mode de sa participation à la divinité. Pour une particule latine - « que » -, l’histoire de l’humanité allait virer du tout au tout. Faute d’union, les Grecs allaient s’en retourner chez eux sans l’aide militaire de Rome et subir quelques années plus tard l’invasion catastrophique des Turcs.

Cependant, Nicolas de Cues reçoit de nombreuses sommes d’argent de la curie pour ses dépenses de voyage et pour les services rendus ; il reçoit également de nombreuses faveurs : bénéfices ecclésiastiques, pouvoirs particuliers d’absolution ; les titres, enfin, s’accumulent : sous-diacre du pape et archidiacre de Brabant depuis 1442, il est nommé cardinal par Nicolas V en Décembre 1448 et prêtre de Saint-Pierre-aux-liens en Janvier 1449.

3. La grande légation

Du 31 Décembre 1450 au 12 Avril 1452, N. de Cues accomplit la plus importante mission de sa carrière : la grande légation en Allemagne ; Il doit rétablir la paix sociale, redresser les hérésies et corriger les moeurs en organisant des conciles provinciaux, des inspections, des jugements et des prédications. Il doit réformer la vie religieuse sur un territoire s’étendant de la Suisse à Hambourg, de Louvain à Magdebourg. En quinze mois, il parcourt plus de 70 villes, passant à Salzbourg, Mayence, Magdebourg, Cologne, Trèves, Hildesheim, Nuremberg, Munich, Utrecht, Amsterdam, Leyde, Liège, Luxembourg, Louvain, etc. Il préside des synodes, publie des décrets de réforme, entend les plaintes, tranche des conflits, rétablit l’ordre dans les impôts ecclésiastiques, met fin aux abus, réprime le commerce dans les églises, prononce quantité de sermons, nomme des délégués. Accompagné d’une petite troupe de trente hommes, il est reçu avec éclat dans la plupart des villes. Les foules se pressent parfois au point de s’étouffer sur son passage. Il est l’un des rares cardinaux allemands du Moyen Âge. Il cherche à réduire les cultes superstitieux, les pèlerinages vers des reliques suspectes. Ses sermons sont parfois durs. La tâche la plus rude consiste à réformer la vie dans les monastères où les habitudes de luxe, les entorses à la règle - en particulier le concubinage - sont multiples. Pour parvenir à ses fins, il convoque des conciles provinciaux réunissant des archevêques, des évêques et des délégués diocésains, il menace d’excommunication des communautés entières si, dans les trois jours, les concubines ne sont pas renvoyées ; il désigne ensuite des visiteurs chargés de vérifier pendant un an l’application de ses décrets dans les monastères. Malheureusement, après son passage, dès que ses inspections sont terminées, les vieilles habitudes sont reprises et la mission du Cusain porte peu de fruits.

4. La chute de Constantinople

Constantinople tomba aux mains des Turcs le 29 mai 1453. Nicolas qui se trouvait à Ratisbonne, en Bavière, n’apprit la nouvelle que fin juillet. C’était un désastre, la fin lamentable d’une lente désagrégation, le fruit inévitable des désaccords entre les deux Eglises. La prise de Constantinople était moins une victoire des Turcs qu’une défaite des chrétiens. Les Turcs n’étaient pas nécessairement les plus forts du point de vue militaire pas forts. On avait pu les arrêter en Serbie. S’ils ont gagné, c’est parce que les chrétiens n’ont pas voulu s’entendre. Les derniers jours du siège, Constantinople avait cédé sur le « filioque » et avait envoyé un messager à Rome pour annoncer son acceptation de l’union. Mais quelques fanatiques ont aussitôt crié « plutôt le turban que la tiare ! » De leur côté, les latins n’étaient pas décidés à payer une armée, une nouvelle croisade. Il aurait fallu, de plus, aller contre les accords commerciaux passés entre Venise et le Sultan.

5. L’affaire Verena

A la fin de l’année 1452, il regagne son diocèse de Brixen dans les Alpes autrichiennes. Il se fait un devoir de mener au mieux la réforme de la vie religieuse dans son propre diocèse en réunissant plusieurs synodes. Mais il entre en grave conflit avec les religieuses de Sonnenburg dont l’abbesse est Verena de Stuben. Là, les jeunes filles de la noblesse tyrolienne mènent, sous couvert de vie religieuse, une existence des plus libres. Cette affaire Verena prit une ampleur démesurée. Partie d’un conflit ridicule autour d’un droit de pacage pour quelques paysans d’une étroite vallée dans le Tyrol, elle remonta jusqu’au pape et frisa le conflit européen. L’abbesse n’entendait pas se plier aux injonctions de N. de Cues, et en appela à l’intervention du duc Sigismond d’Autriche. Elle joua de la rivalité entre l’évêque et le duc pour la juridiction territoriale de cette région. L’essentiel de l’affaire reposait sur un malentendu savamment entretenu par Verena, consistant à différer les réformes spirituelles qu’elle disait accepter en invoquant son contentieux temporel. Nicolas lui reprochait de ne pas réformer le monastère de Sonnenburg : elle ignorait la règle de son ordre, laissait l’argent circuler entre les moniales, leur permettait de sortir du couvent pour aller se baigner, et faisait preuve de la plus manifeste mauvaise volonté. L’abbesse jurait qu’elle se soumettrait, qu’elle voulait obéir aux prescriptions du cardinal, mais affectait d’être spoliée par son évêque dans ses droits temporels. N. de Cues est resté juriste et ne renonce pas à ses droits temporels. Procès, menaces, intercessions auprès du pape, sursis à exécutions, etc., tous les moyens sont bons pour résister à N. de Cues ; celui-ci en est très affecté. Il se rappelle les brillantes réceptions lors de sa légation en Allemagne et ne supporte pas les affronts d’une abbesse.

L’affaire de Sonnenburg tourne mal quand l’abbesse engage des mercenaires à son service pour prélever de force des impôts sur les habitants de la région ; il en résulte un combat, des massacres et un pillage. Le duc Sigismond, son vassal, se révolte et assiège N. de Cues à Bruneck avec une armée de 4000 hommes. En Juillet 1457, N. de Cues doit se réfugier dans la forteresse d’Andratz. En apprenant ces événements, le pape est indigné et somme le duc Sigismond de rendre sa liberté à l’évêque ; mais il faut parlementer jusqu’au printemps pour que N. de Cues puisse quitter Andratz en Mars 1458. Il doit céder plusieurs châteaux et domaines. Il rentre à Rome. Le 11 Janvier 1459, il est nommé vicaire général de Rome par le nouveau pape Pie II. Néanmoins, le conflit avec le duc Sigismond n’est pas clos. La réconciliation tarde à venir. En Janvier 1460, N. de Cues doit retourner à Brixen pour réaffirmer son autorité. Malheureusement, il est à nouveau attaqué par une armée de 500 cavaliers et 3000 fantassins. Il se réfugie en Avril à Andratz, mais doit rapidement se rendre ; sous la contrainte, il signe un traité par lequel il renonce à sa juridiction temporelle, abandonne les châteaux attachés à l’évêché, annule ses décrets, paie une rançon, etc. Sitôt libéré, N. de Cues récuse ce traité arraché de force et rentre à Rome qu’il ne quittera plus jusqu’à sa mort, le 11 Août 1464. Malgré une remarquable ascension sociale et une carrière ecclésiatique des plus brillantes, la vie de Nicolas de Cues ressemble aussi à une succession de crises et de défaites.

B. La docte ignorance

En 1440, il écrit son principal ouvrage philosophique, De Docta Ignorantia (trad. Moulinier, Paris, éd. de la Maisnie, P.U.F., 1930). Je vais exposer rapidement ses principales idées en suivant le plan de son livre : 1. Dieu, 2. L’univers et 3. L’homme.

1 - Dieu (Partie I)

Que peut-on savoir ? N. de Cues commence sa réflexion par une critique rigoureuse du savoir humain. La plus haute perfection doctrinale que puisse atteindre l’homme, même le plus studieux, c’est d’être reconnu très savant touchant l’ignorance qui lui est propre ; plus un homme sera savant, plus il saura qu’il est ignorant. La docte ignorance désigne l’état d’esprit socratique, la conscience claire et informée des limites de l’esprit humain, incapable de connaître la vérité absolue.

La connaissance se réduit seulement à une approche de la vérité, à ce qu’il appelle des conjectures. La vérité est fondamentalement un but inaccessible ; notre esprit n’a pas de commune mesure avec elle ; il est imprécis et ne peut se mesurer à égalité avec elle ; il ne peut qu’ajuster indéfiniment son appréhension de la vérité sans jamais l’atteindre avec précision.

L’ombre du scepticisme semble s’approcher, mais nous allons voir qu’on y échappe car, s’il faut renoncer à des connaissances certaines établies par la raison, tout espoir n’est pas interdit. La raison n’est pas la seule faculté de connaître de l’esprit humain : à côté de la raison, il y a l’intelligence.

Que peut-on savoir de Dieu ? Dieu est le maximum absolu, l’être tel qu’il ne puisse y en avoir de plus grand. N. de Cues reprend là la définition anselmienne de Dieu, l’être tel que rien de plus grand ne peut être conçu. Etant le maximum, il est unique et rien ne peut lui être opposé. Il est au-dessus de toute affirmation et de toute négation, au-dessus de toute contradiction. Il est inaccessible à notre raison, mais grâce à notre intelligence, nous pouvons nous approcher d’une vision de Dieu, une vision sans intermédiaire, une véritable intuition mystique. On peut résumer ainsi les traits de la Trinité divine (voir §§ 5-9) : dans le maximum, l’unité est le Père, l’égalité est le Fils et le lien est le Saint-Esprit.

Parmi les limites de la raison, il en est une, essentielle, qui tient à son principe de fonctionnement : le principe de non-contradiction. En effet, lorsqu’elle se met à enquêter sur des objets métaphysiques comme Dieu ou l’infini, la raison tombe sur des antinomies qui l’empêchent d’aller plus loin ; pour qu’il y ait progrès dans la connaissance métaphysique, il faut que la raison discursive s’efface et accepte une rupture de l’intelligence avec la logique.

Etant avant toute chose, Dieu est avant tout logos, puisque c’est lui qui instaure le logos. Il échappe donc aux principes de la logique qui, s’ils sont contraignants pour la raison, ne le seront plus pour l’intelligence. A l’infini, en Dieu, les contraires sont réunis. C’est la coïncidence des opposés. Cette coïncidence des opposés n’est pas qu’une simple concession ; c’est véritablement un postulat fondamental. Grâce à ce principe, l’intelligence va pouvoir comprendre les choses. L’intelligence nous ouvre le domaine de la mystique, où l’on ne raisonne pas, mais où l’on voit.

Mais ne pourrait-on pas avoir une petite idée de cette connaissance ? C’est à cet endroit précis de son système qu’interviennent les mathématiques. Les mathématiques, sciences rigoureuses qu’on ne peut suspecter d’irrationalisme, connaissent elles-mêmes une transmutation de leurs lois lorsqu’on y aborde l’infini : tant que l’on demeure dans le domaine des figures finies, les mathématiques sont rationnelles et s’appuient sur le principe de non-contradiction ; dès que l’on infinitise les figures, les mathématiques deviennent intellectuelles et sont amenées à la coïncidence des opposés.

Il distingue trois mathématiques : la sensible (par exemple, l’arpentage), la rationnelle (par exemple, la géométrie euclidienne) et l’intellectuelle. Le passage de l’une à l’autre s’effectue par une transsomption, c’est-à-dire un passage à la limite. La première transsomption consiste à porter une figure sensible finie jusqu’à sa limite maximale ; on porte ses propriétés à l’infini et l’on constate alors une coïncidence des opposés ; par exemple, la circonférence du cercle infini coïncide avec la droite infinie ; la deuxième transsomption consiste à dépasser la figuration mathématique vers l’infini théologique, pour contempler l’infini lui-même, qui est bien entendu infigurable.

Mais se pose la délicate question des noms de Dieu. Puisque Dieu échappe à notre raison, comment va-t-on parler de lui ? Peut-on lui trouver un nom qui lui soit approprié ? Comme Dieu " n’est pas une substance qui ne soit pas tout et telle que rien ne lui soit opposé, et qu’il n’est pas une vérité qui ne soit pas tout, en dehors de toute opposition, ces noms particuliers ne peuvent lui convenir qu’en le diminuant à l’infini. " (I, 24).

C’est pourquoi N. de Cues reprend la tradition de la théologie négative qui ne parle de Dieu qu’en négations. " On parle de lui avec plus de vérité en écartant et en niant. " (I, 26)

2 - L’univers (Partie II)

La seconde partie est consacrée à la cosmologie. N. de Cues y expose des thèses très avancées pour son temps. Il affirme l’infinité de l’univers. C’est la première fois qu’un auteur ose écrire que l’univers est infini. Plus d’un siècle avant la révolution astronomique, Nicolas de Cues renverse la cosmologie occidentale qui, depuis Aristote et à travers tous les pères de l’Eglise, décrivait le monde comme un monde clos, fermé, limité. Cependant, il ne s’agit pas d’une infinité positive, mais d’une infinité indéterminée. Il distingue l’infini du principe créateur, à savoir Dieu, qui donne l’existence au fini - c’est l’infini qui finit - et l’infini de l’univers créé, qui reçoit l’existence - c’est l’infini indéfini ou privatif. Dieu, par sa puissance, pouvait faire l’univers plus grand qu’il n’est. Mais l’univers, par sa nature matérielle, ne pouvait être plus grand qu’il n’est. Dieu a donc fait l’univers aussi grand qu’il se pouvait. C’est un infini réduit. " Il est de la meilleure façon que sa condition naturelle le lui permet " (II, 1)

La pluralité des mondes est aussi clairement affirmée par N. de Cues : " Nous raisonnons pareillement au sujet des autres régions d’étoiles, supposant que nulle d’elles n’est privée d’habitants, comme s’il y avait autant de fractions particulières et mondiales d’un univers un, qu’il y a d’étoiles (or, celles-ci sont innombrables), de telle sorte qu’un monde unique universel soit restreint. " (II, 12) L’univers peut contenir plusieurs mondes, et des mondes habités.

La sphère infinie : N. de Cues est le premier à transférer l’ancienne formule de la sphère infinie de Dieu à l’univers : " Donc la machine du monde aura, pour ainsi dire, son centre partout et sa circonférence nulle part, parce que Dieu est sa circonférence et son centre, lui qui est partout et nulle part. " (II, 12) Cette formule est reprise et commentée par B. Pascal dans la Pensée 72B. On doit remarquer, en lisant la formule complète, le lien étroit entre le monde et Dieu. C’est une affirmation théologique plus que cosmologique. Si la machine du monde est infinie, c’est parce que Dieu est infini. Avec N. de Cues, le cosmos commence à craquer, mais il s’agit seulement d’un désir d’infini, d’une évasion sans rapport avec l’expérience externe.

L’étoile noble : contrairement à ce qu’en disent les historiens positivistes du XIXème siècle (et Freud dans son fameux texte sur la triple humiliation narcissique de l’humanité), le passage à l’univers infini ne signifiait pas nécessairement une humiliation pour l’humanité. N. de Cues voit dans la terre une étoile noble. Contre les préjugés de son époque, il affirme que la terre n’est pas immobile, qu’elle n’est pas l’astre le plus vil, que sa couleur noire ne prouve pas sa bassesse ; vue de loin, elle nous semblerait lumineuse. Elle n’est pas l’étoile la plus petite ; elle n’est pas moins parfaite que les autres planètes.

3 - L’humanité (partie III)

Dieu est le maximum absolu ; il ne peut être restreint c’est-à-dire diminué pour devenir une créature finie. Il est le principe de tout. L’univers est un maximum restreint, c’est-à-dire réduit à telle forme, telle grandeur, telle couleur, etc. Dans l’univers, les espèces sont hiérarchisées. Ainsi, l’humanité est-elle l’espèce la plus haute dans le genre de l’animalité.

Toutefois, dans une espèce, aucun individu n’arrive à la perfection ; aucun homme ne l’emporte en tout sur tous les autres hommes. Aussi, si l’on pouvait donner un individu maximum d’une espèce quelconque, il serait la perfection de son espèce ; il serait à la fois Dieu et créature ; ce ne serait pas un être composé de Dieu et de créature, mais un être en qui coïncideraient le créateur et la créature, sans confusion ni composition, dans une union au-dessus de toute intelligence.

La nature humaine ayant été placée au-dessus de toutes les oeuvres de Dieu et juste en dessous des anges, enfermant en elle la nature intellectuelle et la nature sensible, résumant en elle l’univers comme en un microcosme, est toute désignée pour recevoir cet individu parfait. Cet être maximum, c’est-à-dire réunissant en lui toutes les perfections, sera à égalité avec le maximum absolu ; il sera le fils de Dieu, sans cesser d’être un homme.

Il est indéniable pour le Cusain que Jésus-Christ est cet être parfait, homme-Dieu, en qui se réalise la perfection divine et la perfection humaine. N. de Cues nous fait comprendre cet accomplissement de l’humanité dans la divinité, dans le Christ, par une nouvelle image géométrique : " la nature humaine est le polygone inscrit dans un cercle, et le cercle la nature divine ; si le polygone doit être aussi grand qu’il peut l’être, il n’existerait plus par lui-même avec ses angles définis, mais dans la figure du cercle ... " (p. 185). Il faut comprendre que, partant d’un triangle équilatéral, on ajoute successivement un côté pour passer au carré, puis au pentagone, à l’hexagone, etc. Le polygone régulier ayant une infinité de côtés sera comme le cercle. Puis il décline les articles du Credo concernant le Christ (§§ 6-10).

La foi est le commencement de l’intelligence ; elle dirige l’entendement. En effet, la raison ne peut nous faire comprendre les mystères de Dieu. Nous ne les comprenons que là où cesse la démonstration et où commence la foi. Nous vivons dans la docte ignorance. La foi maximale ne peut exister en aucun homme, si ce n’est dans le Christ. C’est le Christ qui aime au maximum. Donc, personne ne peut se maintenir dans la foi sans l’union avec le Christ, et cette union, c’est l’Eglise : elle est le corps mystique du Christ, c’est-à-dire la réunion de tous les croyants.

C. La modernité

Pour cette discussion, je m’inspirerai de l’ouvrage récemment traduit de Hans Blumenberg, La légitimité des Temps modernes. La notion de modernité est complexe et riche ; elle est constituée d’un ensemble de valeurs qui s’opposent aux valeurs du monde médiéval : l’infinité du monde, la curiosité théorique, l’autonomie du moi, la mathématisation de la nature, la valorisation de la technique, l’idée de progrès. Il en résulte une modification profonde de l’image de l’homme et du monde à partir du XVIIème siècle, image que nous partageons encore en grande partie aujourd’hui.

Cependant, nous devons nous méfier de cette opposition des valeurs. L’époque moderne s’est vécue comme une nouvelle époque, alors que le Moyen Âge ne savait pas qu’il était le Moyen Âge. L’époque moderne a voulu se présenter comme moderne, c’est-à-dire comme rupture avec un monde dépassé. Autrement dit, le Moyen Âge est une élaboration conçue a posteriori par les penseurs modernes et, notamment, par les philosophes des Lumières. Il faut se méfier des reconstructions historiques. La question est de savoir si N. de Cues appartient encore complètement à la pensée médiévale ou si, sous certains aspects, il n’est pas déjà entré dans la modernité. Je ne vais pas faire le tour complet de toutes les valeurs de la modernité, mais seulement de trois d’entre elles.

1. L’idée de progrès

L’idée de progrès indéfini dont la formulation théorique claire a été donnée pour la première fois par Blaise Pascal dans sa Préface pour le traité du vide, suppose non seulement une certaine conception du temps - un temps linéaire -, mais aussi trois conditions intellectuelles :

  1 - le renoncement au savoir absolu, clos et définitif

  2 - le refus des explications téléologiques

   3 - l’exigence de méthode.

La modernité reproche à la mentalité médiévale, c’est-à-dire à la scolastique, de s’accrocher à son savoir comme à un système définitif et exhaustif : tout aurait été dit dans la Bible et l’homme n’aurait rien à trouver par lui-même si ce n’est en passant par une meilleure compréhension des Ecritures. Or, justement, N. de Cues critique cette prétention au savoir absolu et élargit le champ des recherches humaines, notamment aux mathématiques et à la physique. Il échappe donc à ce reproche de la clôture du savoir, reproche en grande partie injuste à l’égard de maints penseurs médiévaux.

La pensée scolastique s’appuie sur des substances qu’il s’agit de bien définir et de développer jusqu’à leur perfection pour comprendre le monde. La pensée moderne s’appuie, elle, sur des fonctions. C’est ce que Cassirer a démontré dans Individu et cosmos dans la philosophie de la renaissance. On passe alors de la substance à la fonction. Sans accéder encore à cette logique fonctionnelle, N. de Cues écarte les explications finalistes ou téléologiques caractéristiques de la scolastique. Par exemple, selon lui, si les étoiles brillent, ce n’est pas pour donner de la lumière aux hommes ( II, §12, p157), mais c’est par leur nature qu’elles brillent.

L’exigence de méthode n’est pas naturelle à l’esprit humain. Elle provient d’une présupposition selon laquelle l’état du savoir est susceptible d’être amplifié grâce à l’application ordonnée de règles précises. Une méthode ne se réduit pas à des règles formelles d’exposition des connaissances, mais elle est une impulsion dynamique pour mieux chercher et trouver davantage. La docte ignorance du Cusain est déjà une méthode de recherche. Elle crée la conscience d’un chemin à suivre, elle oriente l’esprit vers la vérité, elle ouvre le champ des recherches.

2. L’infinité du monde

La découverte de l’infinité du monde constitue une rupture brutale avec la sécurité du finitisme. Pour Aristote, chaque objet a son lieu ; la terre est, par nature, au centre du monde. Pour Ptolémée, le monde est clos, ordonné et harmonieux. L’irruption de l’infini va faire éclater l’ordre et les grandeurs du monde.

N. de Cues transfère l’ancienne formule de la sphère infinie de Dieu à l’univers : " Donc la machine du monde aura, pour ainsi dire, son centre partout et sa circonférence nulle part, parce que Dieu est sa circonférence et son centre, lui qui est partout et nulle part. " (II, 12) Il faut préciser que cet infini un infini privatif et non positif ; l’infini privatif est un indéterminé, un impossible à connaître ; c’est un infini relatif qui nous renvoie aux limites de notre connaissance ; alors qu’un infini positif aurait été un superlatif absolu. D’autre part, la formule du Cusain est une affirmation métaphysique et non pas physique. Pour le Cusain, l’infinité du monde est un effet de l’infinité de Dieu ; mais il ne conçoit pas encore ce qu’une telle infinité impliquerait du point de vue cosmologique. Par exemple, il ne procède à aucun examen critique de l’astronomie de Ptolémée. Il pose simplement le principe général de la relativité du mouvement des planètes, comme un principe purement spéculatif : l’homme ne peut obtenir un savoir absolu et donc il ne peut connaître le mouvement des planètes avec exactitude.

Ce début de rupture avec l’ancienne vision du monde n’est pas encore une rupture douloureuse. C’est après qu’elle sera douloureuse. L’homme ne perd pas encore sa place dans le monde ; il ne perd pas le monde qui forme le cadre de son existence et de sa pensée. Le passage du monde clos à l’univers infini, pour reprendre la fameuse formule de Koyré se fera plus tard. A l’époque de N. de Cues, elle n’entraîne aucune réaction de la part des théologiens ; il n’est pas pris pour un hérétique comme le sera Giordano Bruno. Il n’est pas considéré comme un rival de l’Eglise en matière d’établissement de la vérité comme le sera Galilée.

L’affirmation de l’infinité du monde consiste d’emblée en une promotion de la terre au rang d’une étoile noble. Le décentrement de la terre n’est pas ressenti comme une dégradation, mais comme une promotion. Aussi, face à l’infini, la sérénité de N. de Cues tranche-t-elle singulièrement avec l’angoisse ultérieure de B. Pascal. Mais il n’y a pas à s’étonner de ce contraste. Le monde pascalien est silencieux ; c’est le monde de la science moderne d’où Dieu s’est retiré, alors que le monde cusain est indéfini sans être effrayant ; il est empli de la présence rassurante de Dieu. Pour N. de Cues, l’infini est la marque de la plénitude de l’être et tout s’y ordonne parfaitement. Le monde de N. de Cues n’est plus le cosmos médiéval, mais pas encore l’univers infini des modernes.

3. L’autonomie du moi

La découverte de l’infinité de l’univers est une épreuve pour l’homme moderne. Il perd ses repères spatiaux, épistémologiques et ontologiques. D’un seul coup, les signes de la présence divine s’effondrent, l’angoisse s’abat sur l’homme dans un univers silencieux. B. Pascal décrit bien la disproportion de l’homme, sa misère et son vertige face aux deux infinis. Aussi, dans cette soudaine déréliction, l’homme occidental a ressenti la nécessité de se repenser : Descartes, sous la forme du sujet pensant se prenant lui-même pour le point fixe de son savoir, et Pascal, sous la forme du roseau pensant qui doit trouver son point fixe en Jésus-Christ. Dans les deux cas, c’est l’homme qui détermine et fonde sa propre position dans le monde. Il ne la reçoit plus toute faite de la théologie. Définitivement séparée de la religion, la science devient le grand instrument de l’affirmation de soi de l’homme moderne ; elle est le recours institué immédiatement comme remède à la perte de l’ordre.

Caractéristique de cette autonomie du moi est la manière dont Descartes pose dans un commencement absolu la méditation du Cogito, comme si la raison n’avait pas besoin d’autre légitimation qu’elle-même. Descartes dissimule soigneusement la dépendance historique de sa démarche, notamment à l’égard des penseurs médiévaux. Par exemple, il refuse de répondre à l’objection suivant laquelle son argument sur le cogito avait déjà été formulé par saint Augustin. Il invente le mythe du commencement radical de la raison.

Sur cette phase de l’affirmation de soi de l’homme, la position de Nicolas de Cues paraît encore en retrait. Pour lui, l’homme doit chercher à s’accomplir, à atteindre sa propre perfection au sein du plan prévu par Dieu. L’homme n’a pas à se distinguer individuellement, à réaliser une individualité intrinsèque. Nicolas de Cues sera dépassé par ses successeurs immédiats comme Pic de La Mirandole dans son Discours sur la dignité de l’homme et par Charles de Bovelles, dans le Livre du sage, au siècle suivant.

Pour N. de Cues, l’homme n’est grand que parce que Dieu est grand. Il demeure dans une anthropologie théologique. S’il reconnaît à l’homme un pouvoir de création, c’est seulement à l’image de Dieu. Il n’émancipe pas l’individu dans l’homme, mais il permet seulement la naissance de l’homme nouveau dans et par le Christ.

Conclusion

Nicolas de Cues a donc vécu les crises du Christianisme de l’intérieur, au plus près. Il a pu assister à la décomposition interne du système médiéval, et donc, il ne pouvait pas échapper à l’inquiétude d’une fin d’époque. Il essaie de sauver la représentation théologique du monde. Il essaie avec les outils intellectuels de l’époque de constituer un dernier système qui pourrait maintenir la place de Dieu au centre du monde. Mais il arrive trop tard. Du sein même de sa tentative, il donne à la modernité les premières ébauches de ses concepts principaux.

Aujourd’hui, on nous parle de postmodernité. Mais de quoi s’agit-il ? Nous assistons à une remise en cause radicale de la modernité. Nous en vivons les crises successives, nous en ressentons les inquiétudes, mais nous ne pouvons pas encore dire en quoi consiste cette époque nouvelle dans laquelle nous entrons. Nous sommes un peu « les Cusains du XXIème siècle ». 

J-M Nicolle,

Le havre, le 16 Novembre 2000