Aristote (384-322 av. J.C.)
N. de Cues aborde Aristote par la critique de la dialectique. Il écrit dans l'Apologie de la docte ignorance : "On lit que le bienheureux Ambroise a ajouté aux litanies : de la dialectique, délivre-nous, Seigneur !" (Herder, I, 562. ) Il est clair que le terme de dialectique désigne la dialectique aristotélicienne telle qu'elle a été déformée, répandue et enseignée au Moyen Âge, emprisonnant la pensée philosophique dans une logique stérile à laquelle le Cusain veut échapper. A la fin du Moyen Âge, après les innombrables polémiques sur l'aristotélisme, la dialectique a très mauvaise presse. N. de Cues refuse son hégémonie dans les discussions théologiques. Elle a en effet envahi les facultés de théologie à l'occasion des luttes contre les hérésies et a déclenché des querelles sans fin, notamment au sujet des universaux. De là est née l'opposition des " antiqui ", attachés à la philosophie d'Aristote, et des " moderni " cherchant à sortir des controverses métaphysiques. N. de Cues se rattache aux " moderni " par sa tentative de penser autrement. On le voit, par exemple, dénoncer la faiblesse des mots et de nos catégories logiques pour rendre compte de Dieu. Cette dénonciation de la dialectique aristotélicienne ne doit pas nous faire ignorer qu'on trouve chez N. de Cues une dialectique effective, c'est-à-dire une technique de la pensée qui procède par oppositions et dépassements ; cette pratique dialectique est fondée sur une distinction d'inspiration platonicienne entre la raison (ratio) équivalant à la dianoïa, et l'intelligence (intellectus) équivalant à la noésis. Ces deux facultés de la pensée obéissent à deux principes différents : la raison est réglée par le principe de non-contradiction ; l'intelligence est réglée par la coïncidence des opposés ; c'est pourquoi la raison ne peut pas comprendre les paradoxes de l'infini alors que l'intelligence peut les voir. Devant les limites de la raison, N. de Cues propose non pas de nouvelles catégories qui, à leur tour, risqueraient fort de trahir leur inadéquation à leurs objets, mais une nouvelle méthode dont le principe est la coïncidence des opposés. Il faut en finir avec les genres et les espèces. On peut lire en marge du Codex Cusanus 186, la note suivante : "si les espèces n'existent pas, elles ne seront pas chez nous les raisons des choses, ni de la méthode dialectique."(Marginalia 348, d'après BORMANN, Karl, " Cusanus-texte, Marginalien. 2. Proclus latinus ", [sur le Commentaire du Parménide de Platon par Proclus], Abhandlungen der Heidelberger Akademie der Wissenschaften Philosophisch-historische Klasse, Heidelberg, Carl Winter-Universität Verlag, 1986). Cette nécessité d'abolir les espèces est indiquée par l'exemple de l'Incarnation de Jésus-Christ. Pour exposer la complexité du problème, N. de Cues imagine l'hypothèse d'un être créé qui serait le maximum de son espèce ; il serait alors à la fois absolu et contracté, c'est-à-dire Dieu et créature. Une telle union dépasse pour l'instant notre compréhension parce qu'elle transgresse la distinction des espèces (De Docta Ignorantia, III, 2, Herder, I, 432). Le premier ouvrage mathématique intitulé De Transmutationibus geometricis annonce clairement dans son titre ce projet de dépasser les espèces par un mouvement de transsomption à l'infini. Cette invention de la coïncidence des opposés est très intentionnellement conçue contre la secte aristotélicienne, qui considère comme une hérésie la coïncidence des opposés, dont l'admission est pourtant le début de l'ascension vers la théologie mystique. (Apologia Doctae Ignorantiae, Herder, I, 530). |