Leon Battista Alberti (1404-1472)

Bien que nous ne disposions d’aucune preuve matérielle, il y a une forte présomption qu’Alberti (1404-1472) et Nicolas de Cues se soient connus. Appartenant au même milieu ecclésiastique, se trouvant au même endroit à plusieurs reprises (Padoue vers 1420, Ferrare, Florence vers 1435, Rome dans les années 1460), ils partageaient la même vision platonicienne du monde et un intérêt commun pour les mathématiques. Nicolas de Cues possédait les Éléments de peinture d’Alberti. Mais, surtout, ils avaient un ami commun, Paolo Toscanelli, auquel ils ont tous deux dédié des œuvres. On ne peut donc pas écarter l’hypothèse de discussions entre eux sur l’optique, sur la perspective ou sur la fonction de l’art en général.

Sur la base d’une communauté d’intérêt pour certaines questions mathématiques, on a cru que chacun des deux hommes avait pu se servir des travaux de l’autre, par exemple à partir d’un document intitulé De lunularum quadratura. (Cf. Tom Müller, «Möndchenquadratur und duale Mathematik bei Leon Alberti und Nikolaus von Kues», in Das Mathematikverständnis des Nikolaus von Kues, Mitteilungen und Forschungsbeiträge der Cusanus-Gesellschaft, n°29, Trier, Paulinus, 2005, p. 41-64.) Mais en 2006, Dominique Raynaud (Le traité sur la quadrature des lunules attribué à Alberti. Albertiana, Société internationale Leon Battista Alberti et Olschki, 2006, 9, 31-68 + 4 pl. halshs-00005699v2.) a établi que la rédaction de ce traité sur la quadrature des lunules devait être retirée à Alberti.

Charles H. Carman (Leon Battista Alberti and Nicholas Cusanus, towards an epistemology of vision for Italian Renaissance art and culture, Burlington, Ashgate, 2014) soutient la thèse d’une étroite continuité entre les travaux d’Alberti et ceux du Cusain. Ce serait un anachronisme de voir dans l’invention de la perspective la naissance du rationalisme moderne ; l’art est encore, à l’époque, dominé par un objectif théologique : il offre au croyant la possibilité d’entrevoir l’infini invisible à travers le fini visible peint sur la fenêtre du tableau. Ne serait-ce pas, justement, le but de Nicolas de Cues à travers l’icône de Dieu ?

Prenant une orientation opposée, Karsten Harries («On the power and poverty of Perspective, Cusanus and Alberti», in P. Casarella, Cusanus, The legacy of learned ignorance, Washington, D.C., The Catholic University of America Press, , 2006) montre que la puissance représentative de la perspective s’accompagne nécessairement d’un appauvrissement spirituel. L’invention d’Alberti est un artifice dont les conséquences spirituelles ne pouvaient que déplaire au Cusain.

G. Santinello (Il Pensiero di Nicolo Cusano nella sua prospettiva estetica, Padoue, Liviana, 1958, XVI.) a remarqué la ressemblance entre le schéma de la perspective d’Alberti et la figure P de Nicolas de Cues. Cette coïncidence laisse entendre qu’ils avaient la même idée d’une continuité entre la vision divine et la vision humaine, qu’une participation de l’homme au divin est possible grâce au passage des ténèbres à la lumière, dans leur interpénétration réciproque.

Cependant, G. Cuozzo (« Bild, visio und Perspektive. Cusanus und L.B. Alberti", in I. Bocken, H. Schwätzer (eds.), Spiegel und Porträt. Zur Bedeutung zweier zentraler Bilder im Denken des Nicolaus Cusanus, Uitgeverij Shaker, Maastricht, 2005, pp. 177-196, et «Regard, proportion et perspective à partir du De visione Dei (1453)», in H. Pasqua (ed.), Identité et différence dans l’œuvre de Nicolas de Cues, Louvain, Peeters Publishers, Philosophes Médiévaux, Vol. 54, 2011, pp. 87-108) a montré que la différence essentielle entre les deux figures est celle de l’orientation du regard. Pour le peintre, le point originaire est celui de l’œil humain d’où part le rayon centrique. C’est lui qui détermine où l’on va placer, ensuite, le point de fuite à l’infini. Alors que pour le Cusain, le point originaire, c’est l’œil divin d’où émane sa vision créatrice sur les choses créées, et il n’est pas admissible qu’un homme détermine le point de l’infini, qui plus est si ce point est à hauteur d’homme.

Entre les deux figures, il y a une permutation du sujet voyant et de l’objet vu : pour Alberti, le sujet voyant est l’homme qui, par son regard fini, cherche l’infini invisible à travers le visible du tableau ; pour le Cusain, le sujet voyant est Dieu qui, par son regard infini, s’exprime à travers la multiplicité visible du créé. La géométrie du regard en perspective nécessite de se voir voir, alors que la géométrie du De visione dei appelle le croyant à se voir être vu.