Blaise  PASCAL (1623-1662)

 

Si B. Pascal a lu N. de Cues, cette lecture, malgré quelques ressemblances frappantes sur certains points, ne l'a pas influencé parce qu'ils appartiennent à deux mondes différents. B.Pascal a abordé le thème de la docte ignorance dans ses Pensées : Le monde juge bien des choses, car il est dans l'ignorance naturelle, qui est le vrai siège de l'homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L'autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien, et se rencontrent en cette même ignorance d'où ils étaient partis ; mais c'est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d'entre deux, qui sont sortis de l'ignorance naturelle, et n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là troublent le monde, et jugent mal de tout. Le peuple et les habiles composent le train du monde ; ceux-là le méprisent et sont méprisés. Ils jugent mal de toutes choses, et le monde en juge bien. (Pensée 327B).
Il y aurait donc trois échelons dans l'ignorance : - l'ignorance naturelle, c'est-à-dire le pur non-savoir ; - l'ignorance inconsciente d'elle-même des prétentieux ; - l'ignorance savante qui se connaît et qui caractérise le sage, c'est-à-dire, pour Pascal, celui qui a découvert la vanité de la science humaine et la nécessité de Dieu. Le prétentieux juge mal des choses mais ne s'en rend pas compte ; c'est le docte ignorant qui s'aperçoit de ses erreurs et de sa présomption ; l'ignorance n'apparaît telle qu'à celui qui sait. Chez B. Pascal, la docte ignorance est celle des grandes âmes, autrement dit des grandes intelligences qui ont parcouru tout le savoir, notamment le savoir scientifique. Les savants découvrent au terme de leur enquête qu'ils ne savent rien, c'est-à-dire rien d'essentiel. La science leur apparaît comme une vanité à côté de la question essentielle de Dieu. Cette ignorance est docte en ce qu'elle se reconnaît ; elle est une conversion de l'âme qui, se détournant de l'attrait des sciences, va alors se tourner vers Dieu. Cette docte ignorance est une arme dirigée contre les mondains qui perdent leur temps à juger des choses sans avoir réellement fourni l'effort de les étudier. C'est une arme dirigée contre ceux " d'entre deux ", qui n'ont pas emprunté le chemin vers Dieu. Socrate proclame son ignorance, avant toute recherche, pour dénoncer l'illusion de ceux qui croient déjà tout savoir sur la vérité. Pascal prévient les prétentieux de cette expérience douloureuse que connaissent les véritables savants, au terme de leur recherche, quand ils découvrent la vanité du savoir humain face à la vérité divine. N. de Cues annonce tout simplement à l'apprenti théologien que la connaissance exacte de la vérité absolue est impossible.
N. de Cues et B. Pascal ont tous deux lu saint Augustin, mais avec deux objectifs différents, préférant des textes différents, pratiquant deux lectures différentes, à tel point qu'on peut se demander s'il s'agit bien du même auteur.
Les mathématiques sont utilisées comme symboles pour la théologie par N.de Cues, sans aucune préoccupation pour l'autonomie des sciences, alors que Pascal se montre très prudent et n'en fait qu'un usage très limité.
N.de Cues applique au monde et non plus à Dieu l'image de la sphère infinie, mais son monde est plein et indéfini, alors que l'univers est infini et comporte du vide pour Pascal. Le centre du monde est tout trouvé en Dieu pour N.de Cues, le centre de l'univers fait encore l'objet d'une quête angoissée chez Pascal. C'est pourquoi, face à l'infini, la sérénité de N. de Cues tranche singulièrement avec l'angoisse ultérieure de B. Pascal. H. Michon parle même de " jubilation " de N. de Cues dans la mesure où la connaissance de l'infini est un chemin vers Dieu. Mais il n'y a pas à s'étonner de ce contraste. Le monde pascalien est silencieux ; c'est le monde de la science moderne d'où Dieu s'est retiré. Alors que le monde cusain est indéfini sans être effrayant ; il est empli de la présence rassurante de Dieu. Pour N. de Cues, l'infini est la marque de la plénitude de l'être et tout s'y ordonne parfaitement.

Pascal, B., Oeuvres complètes, texte établi par Jean Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 7 vol.
Pascal, B., Oeuvres complètes, texte établi par Jacques Chevalier, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1954.
Pascal, B., Pensées, texte de l'édition Brunschvicg, Paris, Garnier, 1961.
GANDILLAC, Maurice de, Pascal et le silence du monde, Colloque de Royaumont " Blaise Pascal, l'homme et
l'oeuvre ", Paris, Minuit, 1956, pp.342-385.
GARDIES, Jean-Louis, Pascal entre Eudoxe et Cantor, Paris, Vrin, 1984.
Mesnard, Jean, Les pensées de Pascal, Paris, éd. C.D.U. et SEDES, 1976.
MAGNARD, Pierre, Nature et histoire dans l'apologétique de Pascal, Paris, Belles Lettres, 1980, p. 375.

MICHON, Hélène, L'ordre du coeur, Philosophie, théologie et mystique dans les " Pensées " de Pascal, Paris, Honoré Champion, 1996, pp.101-104.