GIORDANO BRUNO (1548-1600)
Giordano Bruno a bien lu et médité la Docte
Ignorance ; il en cite et en commente des passages entiers. Son appréciation est élogieuse
; il se réclamait souvent de N. de Cues pour avancer des propositions bien plus risquées que celles du
cusain. Selon lui, si N. de Cues n'allait pas aussi loin dans ses affirmations, c'est parce qu'il en était empêché par sa fonction
écclésiastique. G. Bruno pense que N. de Cues aurait pu s'approcher davantage de la vérité :
Grand fut le savoir de cet honnête Cusain, et grande sa compréhension; c'est en effet l'un des hommes les plus remarquablement talentueux qui aient vécu sur cette terre. Néanmoins, quant à l'appréhension de la vérité, ce fut un nageur aux prises avec les flots tempêtueux, tantôt émergeant, tantôt sombrant, car il n'a point vu continûment, ouvertement et clairement la lumière, et n'a point nagé dans la quiétude, mais toujours par intermittence.
G. Bruno se sert abondamment du principe de la coïncidence des opposés, mais ce principe qui lui permet d'échapper à la logique aristotélicienne, ne lui permet cependant pas de passer d'un opposé à un autre dans la réalité. C'est pourquoi il doit dépasser la métaphysique cusaine par un passage à la limite de l'univers au divin. Le Dieu de N. de Cues reste bien le Dieu transcendant de
l'Eglise, alors que le Dieu de G. Bruno devient immanent; il est en chaque point de l'univers. Les quelques traces de transcendantisme qui subsistent dans ses textes proviennent du vocabulaire néoplatonicien emprunté à N. de
Cues. Il lui emprunte d'autres notions comme celle de lien, comme la formule sur la sphère infinie, mais il va plus loin dans ses audaces cosmologiques : il fait de son univers un infini positif (et non pas privatif, comme N. de Cues). N. de Cues soutient qu'il n'y a aucun point fixe et constant permettant une observation exacte des mouvements dans l'espace, mais il n'en tire pas une conception purement relativiste de l'espace, comme le fait G. Bruno, conception qui implique la négation de l'existence des orbes et des sphères
célestes.Finalement, si G. Bruno fut condamné et si N. de Cues fut encensé, ce n'est pas seulement, comme le dit G. Minois dans une formule simplificatrice qu'entre-temps eut lieu la
Contre-Réforme, mais c'est bien parce que G. Bruno est allé beaucoup plus loin que le Cusain et a soutenu des thèses considérées comme hérétiques à l'époque.
G. Bruno, De l'infini, de l'univers et
des
mondes, trad. J-P Cavaillé, Paris, Belles-Lettres, 1995.
G. Bruno, Le souper des
cendres, trad. Y. Hersant, Paris, Belles-Lettres, 1994.
G. Bruno, Chandelier, trad. Y. Hersant, Paris, Belles Lettres, 1993.
G. Bruno, De la cause, du principe et de
l'un, trad. L. Hersant, Paris, Belles Lettres, 1996.
G. Bruno, L'expulsion de la bête
triomphante, trad. B. Levergeois, Paris, Belles Lettres, 1992.
G. Bruno, Cabale du cheval pégaséen, trad. T.
Dagron, Paris, Belles Lettres,
1994.
G.
MINOIS, L'Eglise et la science. Histoire d'un malentendu, tome I, Paris, Fayard, 1990, pp. 321-324.