Docte ignorance

(docta ignorantia)

Dans le désir de savoir, la satisfaction n’est pas obtenue par la compréhension complète des choses. Elle est obtenue seulement en ce que l’on comprend ne pas pouvoir comprendre. Alors là, une certitude vient apaiser l’âme qui sait en effet seulement qu’elle ne sait rien avec certitude.

Pour expliquer son concept, N. de Cues utilise fréquemment la métaphore de la vision. Celui qui se croit capable de tout savoir est comme un hibou qui essaie de voir le soleil : il veut saisir la pleine lumière alors que ses yeux sont faits pour voir l’obscurité. Le sage, au contraire, est celui qui sait par expérience qu’on ne peut pas saisir la pleine lumière du soleil, non pas parce qu’elle serait invisible, mais parce qu’elle excède sa vue. Il sait qu’il ne peut saisir la lumière du soleil ; il sait qu’il en ignore la nature et il est conscient de cette ignorance. Le soleil est bien entendu une métaphore de Dieu : nul ne peut voir Dieu en face.

Le concept de docte ignorance s’appuie sur la théorie d’après laquelle la connaissance exacte de la vérité est impossible. Selon N. de Cues, la vérité est un but inaccessible parce que notre esprit n’a pas de commune mesure avec elle ; il est imprécis, limité, déficient. L’esprit humain ne peut qu’ajuster indéfiniment son appréhension de la vérité sans jamais l’atteindre avec précision. La docte ignorance est l’acceptation de cette impuissance humaine, et elle réduit la connaissance à être seulement une approche de la vérité, ce qu’il appelle des conjectures.

L’ombre du scepticisme semble s’approcher. En insistant sur les limites de l’esprit humain, et notamment sur les contradictions auxquelles parvient la raison, Nicolas de Cues semble aller dans le sens du pyrrhonisme. Mais la raison n’est pas la seule faculté de connaître de l’esprit humain : à côté de la raison, il y a l’intelligence (ou intellect). L’auteur de La docte ignorance n’est pas un sceptique, car faire l’expérience de son ignorance ne conduit pas nécessairement au doute. Il a confiance dans les pouvoirs de l’esprit humain, mais à condition qu’on y distingue la raison et l’intelligence.

La raison ne peut saisir l’essence des choses, alors que l’intelligence qui réside en nous, et qui est la marque de Dieu en nous, peut nous la faire voir. Grâce à notre intelligence, nous pouvons même nous approcher d’une vision de Dieu, une vision sans intermédiaire, une véritable intuition mystique. La raison, en appliquant les règles de la logique, procède laborieusement par abstractions successives, utilise des représentations approchantes, tente d’établir une adéquation entre ses concepts et ses objets, sans jamais parvenir à l’exactitude, alors que l’intelligence saisit d’un coup ce qu’elle veut voir par une intuition d’une puissance incomparable.

De docta ignorantia

Apologia doctae ignorantiae, §§. 8, 31.