INFINI (infinitus)

Pour Nicolas de Cues, l'infini pur et simple est une nécessité ontologique absolue, même si l'intelligence ne peut se représenter une telle réalité. L'infini est ce qui n'a pas de fin, ce qui ne connaît aucune limite. Il est ce à quoi notre intelligence peut toujours ajouter un élément sans pouvoir le cerner complètement. Cette définition engendre trois axiomes.

Le premier axiome est qu’il n'y a qu'un seul infini, car deux ou plusieurs infinis se limiteraient et s'excluraient mutuellement ; ils seraient finis, ce qui serait contradictoire avec la nature de l'infini. De plus, s'il existait plusieurs infinis, il n'y aurait pas qu'un seul principe unique des choses. Or, l'infini est la seule et unique éternité absolue.

Un second axiome pose que toute partie de l'infini est infinie. L'infini ne peut être plus grand que l'infini ; toute partie de l'infini est elle-même infinie. On ne peut pas trouver du plus ou du moins dans l'infini. Ce second axiome qui semble entrer en contradiction avec le premier (si un infini comporte plusieurs parties elles-mêmes infinies, il y aurait plusieurs infinis) est respecté grâce à une coïncidence entre l'un et le multiple, coïncidence qu'on trouve dans le dogme de la Trinité. Dans l’infini, il n’y a pas de contradiction entre l’unité et la multiplicité.

Le troisième axiome consiste à affirmer que l'infini échappe à toute mesure, à toute proportion, sinon il serait limité. Il n'y a donc aucune proportion de l'infini au fini. Cet axiome empêche qu'une addition d'éléments finis forme un infini et qu'on puisse ainsi remonter de l’un à l’autre. Il empêche aussi la mesure de l'infini par juxtaposition d'unités de mesure finies. En conséquence, l'infini est incompréhensible par la pensée humaine ; il est inconnu.

Mais une telle conception de l’infini est finalement assez limitée ( !). C’est une définition qui convient à l’infiniment grand, mais qui ignore complètement la possibilité d’un infiniment petit. L’infini du Cusain est ce que l’intelligence peut augmenter par addition ou multiplication, mais la réciproque des opérations est impossible : on ne peut soustraire ou diviser une quantité au-delà du un ou du point. En réalité, ce que le Cusain dénomme infini, c’est le maximum absolu. C’est un infini paradoxalement limité, dont l’archétype est le polygone rectiligne régulier dont le nombre infini de côtés le fait coïncider avec le cercle. C’est un tout. Cette figure métaphorique correspond à la divinité. Dieu est infini au sens du maximum absolu, tel que rien ne peut être conçu qui soit plus grand que lui, mais il n’est pas un infini ouvert, car Dieu ne doit pas se dissoudre dans l’immensité ; il reste unifié, comme le cercle, aussi grand soit-il. Il n’y a pas d’autre infini que Dieu.

Nicolas de Cues a-t-il réellement considéré l’univers comme infini ? Reprenant la vieille image de la sphère infinie, il la transfère de Dieu à l’univers : « Donc, la machine du monde aura, pour ainsi dire, son centre partout et sa circonférence nulle part, parce que Dieu qui est partout et nulle part est sa circonférence et son centre.» Que signifie cette formule ?

Face aux essences aristotéliciennes qui préservaient la science de l’intrusion de l’infini, le Cusain n’hésite pas à parler d’un infini indistinct, d’un univers dans lequel s’abîment toutes les différences. Cependant, il utilise encore le vocabulaire aristotélicien. Pour lui, il est indéniable que l’univers ne peut être plus grand que l’infinie puissance de Dieu. C’est pourquoi, bien que le même adjectif « infini » soit attribué à Dieu et à l’univers, il ne peut s’agir de la même infinité. Dieu, par sa puissance, pouvait faire l’univers plus grand qu’il n’est. Mais l’univers, par sa nature matérielle, ne pouvait être plus grand qu’il n’est. Dieu a donc fait l’univers aussi grand qu’il se pouvait. L’infinité de l’univers est une infinité en puissance, par défaut, alors que l’infinité de Dieu est une infinité en acte.


De docta ignorantia, §§. 13, 34, 37, 42, 63, 64, 71, 86, 87, 113, 114, 130, 137 à 139, 156

Complementum theologicum, §§. 3, 5, 12

De visione dei, §§. 53, 54, 61, 68 à 72

De idiota de sapientia, §. 44